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tout chez lui et autour de lui dénotait une large aisance. Plus de cinquante chevaux gras et luisans peuplaient le corral. Tout un monde de serviteurs kanaques allait et venait, occupé aux travaux de la ferme, ramenant des troupeaux de vaches aux clochettes sonores, qu’accueillaient les bêlemens de leurs veaux renfermés dans les étables. De lourds chariots pesamment chargés de peaux s’ébranlaient pour se rendre à Kavaïhaé. Les transports se faisaient de nuit, pour éviter aux animaux les ardeurs du soleil.

— Vous êtes ici chez vous, me dit-il, et j’espère vous y garder quelque temps. Le repas sera prêt dans une heure : d’ici là vous pouvez prendre votre bain et procéder à votre installation. Frank dînera avec vous. Pour moi, obligé par mon âge à suivre un régime plus sévère, je vous prie de m’excuser, mais je compte que vous viendrez prendre le thé avec moi.

J’acceptai avec plaisir et restai seul avec Frank. Nous ne nous étions pas vus depuis plus d’un an. Maintes fois je lui avais annoncé ma visite, une série de contre-temps m’avait empêché de tenir ma promesse; aussi avions-nous beaucoup à nous dire. Tout en causant, je l’observais. Il me parut triste et préoccupé; je lui en fis l’observation.

— Vous ne doutez pas, n’est-ce pas, du plaisir que j’ai à vous revoir? me répondit-il. Il y a longtemps que je vous attends, et si quelque chose peut alléger ma tristesse, c’est votre visite.

— Mais quel sujet de tristesse avez-vous, Frank? Si je suis indiscret, ne me répondez pas. Je suis votre ami, et je saurai respecter votre silence ou justifier votre confiance, à votre choix.

— Je n’ai guère le choix, reprit-il en souriant. Si je me tais, vous devinerez.

— Comment cela?

— Ce soir peut-être, demain au plus tard, je me serai trahi. Je ne sais pas dissimuler, mais soyez sans crainte, je saurai au besoin et avec d’autres que vous me taire et souffrir. Après dîner, je vous raconterai tout; vous me conseillerez. Je sais d’avance ce que vous me direz, n’importe. Vous serez peut-être plus indulgent que je ne le suis pour moi-même.

Ma curiosité était vivement excitée quand nous nous mîmes à table. Le repas était abondant, mon appétit excellent, et je me préparais à le satisfaire quand nous entendîmes ces clameurs bruyantes par lesquelles les Kanaques signalent d’ordinaire un événement inattendu. Des aoués poussés avec force, des piétinemens de chevaux, une agitation inusitée, annonçaient l’arrivée de voyageurs. Nous nous rendîmes sur la vérandah à temps pour voir défiler une cavalcade nombreuse. En tête, montée sur un magnifique cheval d’un noir d’ébène, chevauchait une jeune femme indigène. La lueur