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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/124

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puis elle se rendormit, épuisée de fatigue. Pendant plusieurs jours, on crut qu’elle allait mourir, mais peu à peu elle reprit ses forces. Le chef l’avait confiée à deux femmes indigènes qui la soignèrent et l’aimèrent, car elle était douce et bonne. Elle pleurait souvent, murmurait des mots inintelligibles, s’agenouillait, puis, joignant les mains, elle semblait regarder au loin quelque objet invisible. Les semaines s’écoulèrent; Kiana, on la nommait ainsi, apprit quelques mots de la langue kanaque. Bientôt elle fut en état de demander les choses les plus usuelles avec un accent singulier, il est vrai, mais intelligible. D’abord, elle sortait rarement; les indigènes ne pouvaient se lasser de la regarder : ils n’avaient jamais vu d’étrangers. Son visage, son cou, ses mains si blanches les frappaient d’étonnement. D’où venait-elle? Les prêtres consultés déclarèrent qu’elle devait être la fille d’un dieu, confiée à l’hospitalité de la tribu.

« Vakea venait la voir; il la trouvait bien belle, mais il n’osait le lui dire. Il lui envoyait les meilleurs fruits, les plus beaux poissons, les fleurs qu’elle préférait. Il fit construire pour l’étrangère une cabane sur le bord de la mer, car il avait remarqué qu’elle aimait venir sur la plage le matin et le soir et qu’elle passait des heures à regarder au loin sur la mer. Elle pleurait quand elle avait regardé longtemps. Dans cette cabane, vaste et bien abritée, le chef fit porter ses plus belles nattes et des kapas, étoffes en écorce, dont Kiana faisait de longues tuniques.

« Les robes que nous portons aujourd’hui, ajouta Jane, sont taillées comme l’étaient celles de Kiana.

« Quand Vakea venait, Kiana causait un peu avec lui Elle apprenait rapidement notre langue et la parlait avec facilité. Un jour, on allait sur l’ordre du chef livrer aux requins un Kanaque qui avait volé. Kiana demanda sa grâce à Vakea. Il l’accorda, et pour la première fois on la vit sourire.

« Vakea, lui, ne souriait plus. Il était triste; il n’aimait plus aller à la pêche ou à la chasse; il ne prenait plus de plaisir aux jeux, aux luttes, aux festins. Autrefois si hardi, si fier, il passait maintenant de longues heures à regarder de loin Kiana sur la plage, et quand il osait l’approcher, il était troublé comme un enfant et parlait à peine. Un désir timide de Kiana semblait un ordre pour lui. Il interdit les sacrifices humains : ils faisaient pleurer Kiana, bien qu’on les fit très loin de sa cabane et qu’elle ne pût les voir. Parfois elle l’entretenait de choses étranges, d’un Dieu que nous ne connaissions pas, qui habitait au-dessus de nous, qui avait commandé à tous de s’aimer. Le jour où elle lui parla de cet ordre pour la première fois, Vakea parut heureux.

« Le temps passait. Kiana regardait moins la mer, Vakea la visitait plus souvent. Il ne faisait plus rien sans la consulter, et quand