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n’écrit jamais rien qui ne soit bon à vendre. Les vers sont un amusement auquel il donne le temps qui précède le déjeuner, son médecin lui ayant ordonné de se lever tard. Quand j’aurai ajouté qu’il lit après souper pour se distraire les cinquante-trois volumes in-folio des Acta sanctorum, on aura l’idée d’une industrie que je n’ai encore vue qu’en Allemagne. » Enfin cet homme si laborieux vivait avec luxe à la campagne, entouré de six beaux enfans à l’éducation desquels il sacrifiait la moitié de son temps. N’est-ce pas un singulier poète que ce travailleur universel, et ne valait-il pas la peine de s’arrêter en chemin pour lui faire visite ?

Au milieu de ces pérégrinations sans repos et de ces entrevues si variées, Ticknor n’avait jamais perdu de vue l’objet principal de son séjour en Europe. Il avait franchi l’Atlantique, non pour apprendre telle ou telle science en particulier, mais pour s’imprégner des idées européennes, si l’on peut ainsi parler. Les littératures de l’ancien monde étaient alors pour les habitans des États-Unis ce que sont pour nous les littératures des langues mortes dont on comprend le texte à l’aide d’un dictionnaire, dont on ne pénètre pas le sens. À force de voir des personnes instruites, de recueillir leurs opinions, il s’était approprié cette sorte de tradition orale qui se conserve en chaque pays et en fait la véritable originalité. Il se rembarquait pour l’Amérique en mai 1819, après quatre années d’études bien dirigées. Il avait assurément profité de ce long voyage, car il laissait derrière lui des souvenirs durables dans les diverses sociétés où il avait été admis. Nous n’en donnerons pour preuve que la lettre suivante que lui écrivait, à la veille de son départ, une des femmes les plus distinguées du monde parisien, dont la protection bienveillante lui avait ouvert bien des portes, dont la grâce ingénue lui avait inspiré une respectueuse affection :

« Qui sait si les révolutions ne nous amèneront pas dans votre tranquille et beau pays ? Je ne vous parlerai pas de notre politique, que vous dédaignez. Je vous dirai pourtant que nous avons de la peine à faire avancer la liberté, quoique avec un ministère à bonnes intentions. Il rencontre des difficultés en haut et en bas, et il n’a pas beaucoup de force pour les vaincre. Vous avez tort de mépriser les efforts d’une nation pour être libre. Toutes les créatures de Dieu sont faites pour une noble destinée, et vous n’avez pas le droit de nous regarder comme des êtres inférieurs. En voilà assez là-dessus. Vos amis les ultras sont toujours en colère, et nous détestent beaucoup. Il y a eu quantité de duels. Ce qui est horrible, les querelles politiques deviennent des querelles privées. Cela n’égaie pas Paris. Le reste est toujours de même, les salons comme vous les avez vus, beaucoup de vanité, peu d’affection… Vous nous avez tous gagné le cœur. Je ne sais pas si vous avez assez de vanité pour être content