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Ticknor n’aime pas les hommes d’esprit, peut-être par jalousie. Ce récit d’une visite du matin n’est-il pas un éloge auquel on ne peut guère rien ajouter? « J’ai vu Guizot aujourd’hui. Il est pauvre et vit modestement dans un petit appartement où il lui serait impossible de recevoir grande compagnie; je pense qu’il n’a jamais cherché à faire fortune. Il me fit ce matin beaucoup de questions sur les États-Unis, en ma laissant voir qu’il n’avait plus confiance dans la stabilité de nos institutions populaires. Il en était autrement jadis. Il se montra très anxieux à ce sujet; à son avis, ce serait une calamité pour le monde entier si l’expérience de la liberté échouait aux États-Unis. L’autre jour, chez le duc de Broglie, il parlait en homme d’esprit; ce matin, il a parlé en homme d’état. »

Lamartine est jugé plus sévèrement. « Il est franc, sinon tout à fait naturel... Ce n’est pas un grand poète, sans doute; il a le tort de se croire un politicien... Il marche sans cesse d’un bout à l’autre de son salon, causant avec une ou deux personnes qui se promènent à ses côtés. En une demi-heure de conversation, deux choses me frappèrent surtout : son ignorance complète de la littérature anglaise contemporaine et la conviction sincère que les progrès récens de la vie matérielle, tels que machines à vapeur et chemins de fer, ont un côté poétique que l’on exploitera plus tard avec succès. » Autant le portrait de Guizot est exact, autant celui de Lamartine est injuste. Pourquoi? c’est que l’auteur est un doctrinaire à sa manière; c’est que, sans être insensible aux manifestations du beau, il ne comprend ni la poésie ni les poètes. Quant à M. Thiers, dont Ticknor avait entendu faire l’éloge par les doctrinaires, malgré la différence des tendances politiques, il convient, dès la première visite, que son attente a été surpassée; nulle part on n’entend causer de façon si brillante et si sérieuse. « J’y allai ce soir à dix heures, écrit-il dans son journal de voyage, avec l’intention de n’y passer qu’une demi-heure et de faire ensuite d’autres visites ; j’y suis resté jusqu’à minuit. Il n’y avait que trois ou quatre personnes, entre autres le général Bugeaud et Jusuf, en costume arabe, l’être le plus pittoresque que j’aie jamais rencontré. La conversation était d’autant plus piquante que le ministère était dans l’embarras, et que M. Thiers avait quelque espoir de rentrer aux affaires. Celui-ci avait conscience de la situation ; il ne le cachait point. Bugeaud manifestait le désir d’exécuter certaines choses en Afrique si M. Thiers rentrait au pouvoir. Entre les deux, Jusuf allait et venait comme un vrai Arabe, si bien que Bugeaud, impatienté, lui dit : « Vous avez une belle tête, Jusuf; si vous continuez à vous conduire ainsi, vous vous la ferez couper. » Le point en discussion était de savoir si l’occupation française en Algérie devait être militaire ou agricole. Bugeaud soutenait l’un et Jusuf l’autre. Tous