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sous cette influence devient une affaire très délicate. Une idée surgit dans ma tête : aussitôt je la suis par monts et par vaux, à travers bois et à travers champs, avec tout l’intérêt apparent d’un homme qui défendrait ses principes les plus anciens et les plus chers. De ce genre était notre conversation quand je pris congé de vous. Je ne crois pas qu’il soit possible à un être humain d’avoir plus horreur que moi des sentimens et des principes dont nous nous entretenions ; personne n’est plus convaincu de leur absurdité ; mais toutes les habitudes de penser de ma vie ne peuvent me protéger contre la foule et la presse qui se font dans mon esprit lorsqu’il est monté plus haut que son degré naturel. Mardi, nous causerons plus sagement avec les dames. » Cette « influence, » qui faisait de Coleridge un si merveilleux causeur, est sensible dans tous ses ouvrages : toute sa vie, il s’est grisé de sa parole et de ses pensées, et, comme si cette excitation ne suffisait pas, il lui plut un jour d’y ajouter celle de l’opium.

Charles Lamb n’est pas moins original que l’auteur de Christabel, seulement il a l’avantage d’être plus facile à comprendre. Cet humoriste, le plus charmant de tous, vivait alors d’un petit emploi dans la Compagnie des Indes auprès d’une sœur malade et folle, qui dans un accès de démence avait tué sa mère d’un coup de couteau. Godwin aimait à fréquenter ce logis modeste où dormaient des souvenirs si tragiques. Il trouvait du plaisir à la conversation de Lamb, en vertu sans doute de cette loi de sympathie qui attire les contraires, car jamais écrivain n’eut moins d’humour que Godwin. Ce fut à Lamb qu’il demanda conseil pour une entreprise littéraire qui vers 1800 lui tenait fort au cœur. Comme il avait le goût du théâtre et qu’il passait au spectacle une grande partie de ses soirées, il s’était imaginé qu’il avait le génie dramatique. On peut supposer aussi qu’il n’était pas insensible au profit qu’il tirerait d’une pièce favorablement accueillie. Il se mit à l’œuvre avec ardeur. Le sujet d’Antonio ne doit pas cependant lui avoir coûté beaucoup de peine, car il était d’une simplicité tout à fait primitive. Une jeune Castillane, Helena, fiancée à Roderigo, l’ami de son frère Antonio, l’oublie pendant qu’il est à la guerre et se marie à don Gusman. Telle est l’exposition. À son retour, Antonio laisse éclater une rage qui conviendrait peut-être mieux à son ami Roderigo, plus directement atteint ; il arrache sa sœur au domicile conjugal et demande au roi d’annuler le mariage. Helena, comme moyen terme, sera-t-elle mise au couvent ? C’est la péripétie. Le roi, peu versé dans des traditions dramatiques, s’impatiente et déclare le mariage valable. Alors Antonio fend la foule des gardes et tue sa sœur, ce qui est à la fois la catastrophe et le dénoûment. Lamb, malgré sa bonté d’âme, ne put s’empêcher de faire remarquer