Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/209

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oppose à toute intervention, est sur ce point d’accord avec le bon sens et l’intérêt de la civilisation : ce ne pouvait être pour les abandonner à l’arbitraire musulman que la France avait, les armes à la main, enlevé les chrétiens d’Orient au protectorat exclusif de la Russie. On le vit bien en 1860, après les massacres de Syrie, lorsque la France, représentant du syndicat européen, envoya ses troupes occuper le Liban. Si alors encore la diplomatie, toujours désireuse de sauver les apparences, mit en avant l’initiative du sultan, l’on peut dire que ce n’était qu’une simple fiction juridique[1].

Nous nous sommes habitués depuis la guerre de Crimée à parler de l’intégrité et de l’indépendance de la Turquie comme de deux termes connexes et naturellement liés l’un à l’autre. Or, si l’on veut prendre ces deux mots à la lettre, l’on ne tarde pas à s’apercevoir qu’au lieu d’être le corollaire l’un de l’autre, ils sont inconciliables entre eux. La domination ottomane ne saurait être longtemps maintenue dans ses limites actuelles sans l’appui et l’immixtion de l’étranger, et en maintenant les raïas sous le joug musulman, l’Europe est moralement obligée de ne les point abandonner à l’arbitraire de leurs maîtres. Le seul moyen pratique de conserver l’intégrité de l’empire turc, c’est l’intervention, et le seul moyen efficace d’assurer pleinement l’indépendance de la Porte, c’est de réduire le nombre des provinces soumises à son administration directe, en sorte que les deux termes consacrés de la formule officielle, indépendance et intégrité, au lieu d’être logiquement associés, ne sont en Turquie qu’une alliance de mots s’excluant l’un l’autre.

Dans les dernières complications, les puissances avaient pour intervenir une autre qualité, une qualité incontestée. Depuis que la Porte était entrée en guerre avec des principautés dont l’Europe avait, à diverses reprises, sanctionné l’existence, il ne s’agissait plus seulement des affaires intérieures de la Turquie, mais bien d’une question internationale, au même titre que toute autre guerre. L’Europe était maîtresse d’interposer sa médiation entre la Turquie et la Serbie, entre la Turquie et le Monténégro surtout. Le Cernagore en effet n’est point comme la Roumanie et la Serbie une principauté vassale de la Turquie, il n’a jamais été subjugué par la Porte, et, grâce à sa citadelle de rochers et au bon vouloir des puissances, il a toujours su maintenir son indépendance. Qu’il fût question des principautés ou des raïas révoltés par des années d’oppression, l’Europe tenait de ses traditions et des précédens un droit d’intervention contre lequel la Turquie ne pouvait opposer qu’un

  1. Sur cette question et spécialement sur l’interprétation des articles 7 et 9 du traité de Paris, voyez une substantielle étude publiée en Belgique par M. Rolin-Jacquemyns sous ce titre : le Droit international et la Question d’Orient, Gand 1876.