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frapper l’empire turc au cœur; quelque puissent être les provocations de la victoire, ils sauront s’arrêter sur le chemin de Constantinople et ne point courir au-devant des susceptibilités anglaises. Le mieux pour la Russie, comme pour l’Europe, serait d’appliquer par les armes, sans trop le dépasser, le programme de la conférence de Constantinople. La délivrance des Bulgares, et l’occupation de la contrée sise entre le Danube et les croupes méridionales du Balkan, sont une tâche assez belle pour l’honneur du peuple russe, et assez difficile pour la gloire de ses armes. Sur le Danube et sur le Balkan comme en Asie, les troupes du tsar auront à vaincre l’homme et la nature[1]. Si pour de tels sacrifices la Russie, qui n’a aucune indemnité pécuniaire à espérer de son adversaire, a besoin d’une compensation territoriale, elle en peut trouver en Asie sur la côte orientale de la Mer-Noire, dans le joli port de Batoum par exemple, qui, pour ses provinces du Caucase réduites au mauvais havre de Poti, serait un débouché précieux et un complément naturel.

Une fois les hostilités engagées, la raison et l’humanité doivent désirer que le sang versé ne soit point stérile pour la vallée du Bas-Danube et pour la liberté des chrétiens. Jusqu’ici, on ne saurait le nier, la diplomatie s’est toujours montrée impuissante à démêler les fils confus de la question d’Orient : elle n’en a jamais su dénouer un nœud qu’après qu’il avait été tranché par l’épée. Rien de durable ne s’est encore fait en Orient sans le secours des armes, et en revanche, ce qui ne peut se dire de tous les conflits, aucune guerre n’y est demeurée sans résultats. La guerre de Crimée a valu à l’Europe l’émancipation de la Roumanie, tout comme Navarin et les campagnes des Russes en 1828 et 1829 lui avaient valu l’indépendance de la Grèce ou pour mieux dire d’une partie de la Grèce. Puisse la guerre actuelle faire faire à cette éternelle question d’Orient un nouveau pas dans la seule voie des solutions rationnelles, dans la voie de l’autonomie des populations chrétiennes; c’est l’intérêt de la civilisation comme du repos futur de l’Europe. Que la lutte reste localisée, que l’affranchissement des chrétiens du Balkan ne coûte rien à l’indépendance d’autrui, et l’Occident se réjouira s’il peut dire au retour de la paix : Il n’y a qu’un peuple libre de plus en Europe.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. L’ouvrage de M. de Moltko sur les campagnes des Russes en 1828 et 1829 fait admirablement connaître le théâtre de la prochaine guerre et les obstacles que doivent rencontrer les Russes. C’est la même lutte qui recommence sur la même scène, mais avec de tout autres proportions, avec des forces incomparablement supérieures de part et d’autre.