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moins aisé d’abandonner le sol conquis par les armes que de forcer les retranchemens de l’ennemi. Il en est de la guerre après une victoire comme de l’escalade des rochers escarpés et des montagnes à pic, qui sont parfois plus faciles à gravir qu’à descendre. Il y a heureusement dans le passé des précédens encourageans, les Russes ont déjà en 1829 traversé en vainqueurs le Danube et le Balkan, et ils en sont revenus.

En se bornant à sa mission libératrice, la Russie reconquerra le droit qu’on lui dénie aujourd’hui de se présenter comme l’exécutrice des volontés de l’Europe. L’Occident, quoi qu’en disent ses détracteurs moscovites, n’est point insensible aux souffrances des chrétiens de l’Orient, tous ses vœux sont pour leur affranchissement; mais il ne veut point que la délivrance des peuples opprimés de l’Orient compromette sa propre sécurité, sa propre liberté. Une guerre sur les Balkans peut avoir des contre-coups qui mettent en péril l’équilibre déjà si mal affermi de l’Europe. Si vers l’embouchure du Danube il y a de petits peuples aspirant à l’affranchissement, il y a sur le Rhin, au centre même de l’Europe, des peuples grands et petits dont l’indépendance et la prospérité sont dignes de tout respect et intéressent hautement la civilisation. Ce serait payer trop cher l’émancipation des riverains du Danube que de l’acheter aux dépens de telle ou telle nation libre ou au prix d’une guerre générale. Si tout mouvement en Orient excite de telles inquiétudes en Occident, si, au moment où l’un des grands empires du continent prend en main sur le Danube la cause des opprimés, le reste de l’Europe ne se sent qu’à demi rassuré, à demi satisfait de cette générosité, la faute n’en est ni à notre folle cervelle ni à notre mauvais caractère, la faute en est au trouble latent et au malaise secret de l’Europe, aux secousses des dernières années et aux méfiances laissées par de trop récens souvenirs.

Si, devant la fatale obstination de la Porte, la guerre n’a pu nous être épargnée, elle peut au moins être circonscrite, être enfermée dans un cercle étroit. C’est là l’intérêt de tous, l’intérêt de la Russie, qui, pour ses finances et sa transformation intérieure, a plus que personne besoin de retrouver la paix ; l’intérêt des puissances qui pourraient être tentées d’intervenir dans la lutte, et qui en élargissant le champ de bataille laisseraient la guerre remettre tout en question en Europe. Pour ne pas rencontrer devant elle d’autres adversaires que les Turcs, la Russie doit s’appliquer à calmer les défiances de l’Autriche et de l’Angleterre, elle doit se garder de suivre les conseils donnés jadis de Berlin à l’Italie, à l’égard de l’Autriche, se garder de faire une guerre à fond. La sagesse du tsar et le bon sens du peuple russe les empêcheront de chercher à