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ou d’impiété politique enlève à l’avenir toute sécurité. Au lieu de les traiter comme leurs saintes images, comme ces statues peintes et habillées dont ils ne changent les vêtemens qu’après des génuflexions répétées et avec des rites solennels, les Espagnols sont habitués à jouer avec leurs institutions et leurs chartes successives comme avec de vaines et profanes poupées, qu’ils dépouillent ou brisent au gré de leurs caprices sans comprendre les calamités qu’attire sur leur patrie cette sorte de sacrilège. Ce sont là de fâcheuses traditions, c’est là un mal auquel il n’y a d’autre remède que le temps, qui seul peut rendre les institutions vénérables et seul décider si la restauration espagnole est un refuge entre deux tourmentes ou une demeure pour les générations.

L’avenir le montrera; en attendant, ce qu’il faut au sud comme au nord de la Bidassoa, c’est un gouvernement qui vive, qui dure assez pour laisser aux plaies des révolutions le loisir de se cicatriser, assez pour faire pénétrer dans le pays l’habitude et le goût du self-government et y rendre impossibles coups d’état et pronunciamientos. En Espagne, les républicains mêmes sont intéressés à voir mûrir, à l’ombre du trône, l’esprit et les mœurs politiques sans lesquels leur pays pourra toujours courir après la liberté sans jamais l’atteindre. Les patriotes ne peuvent oublier que la dernière révolution a laissé à la restauration espagnole une tâche immédiate dont elle n’a encore accompli que la moitié. Après avoir mis fin à la guerre civile du carlisme, après avoir dompté les provinces basques encore frémissantes et prêtes aux premiers troubles à un nouveau soulèvement, le gouvernement d’Alphonse XII doit achever une autre guerre civile, et, par les armes et par un régime colonial plus équitable, pacifier la grande île de Cuba. La restauration enfin a devant elle une autre œuvre aussi pressante que malaisée, le rétablissement des finances et du crédit national, ou, pour mieux dire, le développement même de la richesse et de la population, deux choses qui dans la Péninsule se tiennent et ne peuvent croître qu’à l’abri d’un gouvernement à la fois stable et libéral. A l’âge de son jeune souverain, il suffirait d’un règne paisible pour refaire de l’Espagne, en moins d’un demi-siècle, un des grands peuples modernes. Or le relèvement de l’Espagne, joint à la régénération de l’Italie et à la colonisation de l’Algérie, aurait pour résultat d’empêcher l’axe moral de l’Europe de trop se déplacer vers l’est, et, en dépit des progrès des nations slaves et germaniques, de raffermir ou de restaurer dans les deux mondes l’équilibre intellectuel de notre civilisation.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.