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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/276

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déposé à la questure, j’allai à la demeure du conseiller intime Schelling, rue de Leipzig, pour me présenter à lui personnellement et me faire inscrire. Ayant été introduit dans une grande salle vide, une porte s’ouvrit en face de moi, et je vis entrer un vieillard de taille moyenne, corpulent, couvert d’un long paletot brun, que je pris pour une sorte de vieux serviteur du philosophe. En conséquence je lui demandai si je ne pourrais parler au conseiller intime Schelling. « C’est moi-même, » répondit-il. Je fus confondu. Encore aujourd’hui je ne puis croire que ma maladresse doive être imputée à mon défaut de discernement[1]. » Schopenhauer avait jugé à peu près de même de Hegel, car il nous dit qu’il avait la physionomie d’un « vendeur de bière » (eine Bierwirthsphysiognomie). Voilà ce qu’étaient devenus en 1840 les héros de la grande épopée philosophique allemande : l’un avait l’air d’un marchand de vin, l’autre d’un domestique. Rosenkranz, tout hégélien qu’il est, est encore sous le charme quand il parle de Schelling; Frauenstædt n’y est plus. Il ne voit plus devant lui qu’un homme vulgaire et épais, là où l’autre avait senti son âme tressaillir et son cœur bondir en présence du génie. Ainsi passent les admirations des hommes. Les noms qui ont ému et troublé notre jeunesse, et que, dans le fond de notre cœur, nous ne prononçons qu’avec un respect tendre et reconnaissant, sont répétés autour de nous avec froideur et ironie. Ils ont perdu leur poésie, et ne sont plus que des dates historiques. Serait-ce une consolation de penser que les gloires nouvelles auront leur chute à leur tour, c’est-à-dire que toute gloire est une fumée? Non, sans doute : la consolation serait plus triste que le mal; mais disons que chaque génération est injuste pour celle qui la précède, et qu’elle paie cette injustice à son tour par celle dont elle sera victime plus tard.

Si M. Frauenstædt avait été si peu ému à l’aspect de Schelling, il n’en fut pas de même lorsqu’il se trouva également pour la première fois en présence d’un autre philosophe, alors peu connu, et qu’il a plus que personne contribué à faire connaître, Arthur Schopenhauer. Mais avant d’avoir vu sa personne, il avait lu son livre, et il nous raconte d’une manière vive l’impression profonde qu’il en avait ressentie. Encore ici nous voyons nettement la rupture éclatante qui sépare les deux moites du XIXe siècle : « En l’année 1836, nous dit-il, j’avais étudié pendant trois ans à la faculté de théologie et de philosophie de Berlin, et jamais je n’avais entendu mentionner le nom d’Arthur Schopenhauer. Quoique Hegel fût mort, les hégéliens vivaient, et du haut de leurs chaires enseignaient avec

  1. Frauenstædt, Arthur Schopenhauer, Memorabilien, Berlin 1863, p. 138.