Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/277

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ardeur la doctrine de leur maître. Dans les cours de philosophie les plus fréquentés, j’entendais parler de l’infini, de l’absolu, de l’idée, mais de la « volonté et de la représentation » pas un mot. On nous disait comment l’absolu savoir de la philosophie hégélienne avait « absorbé » (aufgehoben) tous les systèmes anciens, comment il avait «dépassé » le système de Kant, et l’avait « vaincu » (überwunden) en le dépassant; mais on ne nous disait jamais un seul mot du système de Schopenhauer. Ce ne fut pas pour moi une petite découverte lorsque je vis mentionné quelque part pour la première fois le livre d’Arthur Schopenhauer, die Welt als Wille und Vorstellung. Le titre même résonnait à mes oreilles d’une manière obscure et mystérieuse, et je n’eus pas de repos avant d’avoir appris à connaître ce système, qui m’était demeuré si complètement inconnu. Je me procurai le livre. A peine eus-je commencé à lire quelques pages dans ce livre, imprimé sur du vieux papier crasseux, que je laissai de côté tous les autres, et que je ne cessai de m’occuper jour et nuit du Monde comme représentation et volonté. Si le titre m’avait paru obscur et mystérieux, beaucoup de choses m’y parurent également obscures et mystérieuses et, pour dire la vérité, paradoxales, et cela n’a rien d’étonnant, car je n’avais pas lu l’ouvrage antérieur de notre auteur, à savoir la Quadruple racine du principe de raison suffisante, et je n’avais pas lu davantage Kant dans le texte. Mais ce que je compris suffisait pour m’apprendre que j’avais affaire à un philosophe de haut rang, et j’avais plus appris dans dix pages de Schopenhauer que dans dix volumes de Hegel. »

Ainsi préparé, on ne s’étonnera pas que notre jeune philosophe, lorsqu’il fut en contact non plus avec le livre, mais avec la personne elle-même de l’auteur, en ait subi le prestige avec une force d’impression irrésistible. Citons encore ce portrait caractéristique : « La personne de Schopenhauer me parut au premier abord moins paradoxale que sa philosophie, car, d’après l’étude que j’en avais faite, je m’attendais à je ne sais quoi d’extraordinaire; cependant il y a bien quelque chose de cela, notamment en ce qui concerne la tête. La tête de lion de Schopenhauer faisait reconnaître au premier abord la prédominance de l’intellect bien au-delà de ce qui suffit d’ordinaire au service de la volonté. Le travail gigantesque que cette tête avait exécuté y avait laissé ses traces. Quoique âgé seulement de cinquante-huit ans, Schopenhauer avait la barbe et les cheveux complètement blancs. Mais, si la chevelure annonçait le vieillard, il y avait dans le regard, dans le jeu de la physionomie, dans les gestes et dans la parole tout le feu d’un jeune homme. Les lignes de son visage, notamment le dessin sarcastique de sa bouche,