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ces châssis garnis de papier n’ont d’un mur que l’apparence maussade sans la solidité réelle et rassurante pour l’œil ; ouverts, ils laissent le regard s’enfoncer avec une sorte de malaise dans un intérieur sombre et indistinct, quand le jour est mauvais, ou pénétrer jusque dans les détails les plus intimes de la vie privée, quand la lumière inonde les appartemens. Que ces demeures soient celles des dieux ou des hommes, leurs habitans ont l’air tantôt d’être enfermés dans une cage ou dans une boutique, tantôt de camper sous les regards du passant. Autant les baies larges et nombreuses de nos murailles solides sont gaies et hospitalières à l’œil, autant ces ouvertures continues le lassent par leur monotonie ou l’offusquent par le désordre qu’elles laissent voir au dedans. Un édifice qui étale ce qu’il devrait cacher, ou ne l’abrite que derrière un insignifiant rempart de papier facile à crever du doigt, choque le spectateur comme une bravade. Nul n’a le droit d’exhiber ainsi sa vie sur la voie publique : les dieux ont besoin de plus de mystère, les hommes de plus de réserve; il ne sied qu’au théâtre et au portique d’être ouverts à tout venant. Si l’on peut avec un maître éminent comparer les vides et les pleins aux dactyles et aux spondées d’une prosodie muette, que dire d’un poème composé tout entier de dactyles? Enfin un dernier trait, commun à tout ce qui sort des mains japonaises, est l’absence de symétrie et de proportion. Soudées ensemble ou isolées, les diverses parties d’un même bâtiment ne se correspondent pas de droite à gauche. Le portique n’est pas toujours dans l’axe de l’entrée principale; le chemin dallé qui mène de l’un à l’autre coupe la cour en diagonale, et, quelle que soit la largeur ou la profondeur, la hauteur reste à peu de chose près la même.

Que si nous nous efforçons de rattacher ces caractères généraux à une cause unique, nous serons amenés, dès le début de cette étude, à définir une des qualités dominantes du génie japonais : c’est l’amour naïf et presque déréglé de la nature. Qu’il nous soit permis de nous expliquer. L’art est chez nous le résultat d’une réaction voulue du génie humain contre le désordre incohérent et sublime de l’univers inorganique. Sauf dans le corps des vertébrés, l’ordonnance, la symétrie, n’apparaissent en effet nulle part dans le monde extérieur; si l’artiste lui emprunte les formes qu’il n’est pas donné à l’imagination d’inventer, c’est de son propre fonds qu’il tire la notion et les lois de l’ordre et de l’harmonie. « Les champs et les arbres n’ont rien à m’apprendre, » dit quelque part Socrate dans le Phèdre. « La nature dérobe Dieu à notre vue, » ajoute à son tour Jacobi, à la grande indignation de son ami le panthéiste Goethe. En effet, c’est par de là le monde visible, c’est dans les profondeurs du moi que le maître inspiré entrevoit la perfection absolue.