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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/308

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il recommencera une architecture anthropomorphe. L’individu n’existe pas à ses yeux. Le Romain s’attachera à reproduire exactement, pour les transmettre aux âges futurs, les traits de ces maîtres du monde à qui la puissance et la gloire tiennent lieu de beauté et qu’il croirait abaisser en les flattant. Il fera des portraits réalistes de gens positifs sans se mettre en peine de rechercher le type derrière le modèle. L’obscur artiste du moyen âge ne verra plus dans le corps humain que l’enveloppe palpable d’une âme souffrante et militante, et ne s’en servira plus que pour exprimer l’adoration, la prière et la résignation. Placé à égale distance du symbolisme égyptien, du mysticisme catholique et du matérialisme latin, le génie de la Grèce voit dans l’homme divinisé le type accompli du beau, le maître tout-puissant des élémens, l’égal des dieux. Il ne sépare pas l’idée de la perfection morale de l’image de la beauté plastique ; Socrate, avant d’enseigner la sagesse, sculpta un groupe des trois Grâces; mais, quelle que soit leur conception de l’homme moral, nous sentons chez tous une tendance à lui prêter un rôle prépondérant dans la vie du globe, à voir en lui le principal facteur de tout ce qui se passe dans le monde. Tous, en multipliant son image dans les temples, sur les places publiques, sur les tombeaux, au portail des cathédrales, attestent la supériorité de la conscience sur l’univers.

Il n’en est pas de même au Japon. A part des représentations hiératiques sur lesquelles nous reviendrons bientôt, on ne rencontre ici aucune de ces statues qui se marient si bien avec notre architecture européenne ou peuplent nos jardins, nos portiques, nos places publiques. La grande sculpture, celle qui représente l’homme dans la grâce de ses mouvemens, la majesté de ses attitudes ou la profondeur de ses pensées, ne tient aucune place dans les mœurs artistiques du pays. On n’y connaît pas l’amour des belles formes, le besoin de grandir l’homme, d’affirmer la dignité humaine par le choix des lignes fines qui la caractérisent, et d’en éterniser le souvenir par le marbre et le bronze. Et en effet qu’est-ce que l’homme dans la philosophie chinoise transmise aux Japonais? Un être tout passif, condamné à la vie et à la souffrance, comme à un stage pénible, avant de rentrer dans le non-moi, de s’absorber dans l’essence universelle qui seule existe de toute éternité. Il n’a point de destinée active, il n’est pas chargé de modifier la face du monde, c’est affaire à l’Intelligence suprême; il n’a, lui, qu’à observer les lois qu’elle dicte et les rites qu’elle exige par la bouche de l’empereur. Esclave résigné des puissances divines et humaines qui l’écrasent, enchaîné pour un temps à cette terre où il ne laissera pas trace de son passage, quel besoin a-t-il et quel droit, — créature éphémère, — de dire aux générations à venir dans une langue immortelle