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comment il a porté son fardeau d’un jour? Il peut bâtir des temples pour ses dieux, des palais pour ses maîtres, descendans du ciel, exécuter des images colossales de la Divinité, mais quant à sa personnalité, elle n’est pas digne d’être reproduite et traduite en granit.

On reconnaît à ces traits l’infériorité morale d’une race découragée et inerte, pour qui l’homme tient peu de place et n’a pas de rôle à jouer dans l’éternel devenir de l’univers. À ces causes d’ordre psychologique, il en faut ajouter d’autres purement accidentelles qui devaient à tout le moins gêner, dans une certaine mesure, le développement de la grande statuaire. Le bronze est cher, et le Japon est pauvre; le marbre lui a été refusé; on n’y trouve en fait de calcaire que des granits grisâtres, rugueux, durs à tailler et peu propres au jeu des ombres. C’est seulement à l’instigation et avec les subsides des riches bonzeries que l’artisan a pu vaincre ces obstacles quand il s’agissait d’ériger des représentations de Bouddha; mais il ne s’est plus senti l’énergie de les affronter en l’honneur de simples mortels. De là, deux genres bien différens dans leur inspiration, leur but et leurs dimensions, dont il faut parler successivement, la sculpture religieuse et la sculpture populaire.

L’art religieux a sa plus haute expression dans le type éternellement répété de Bouddha ou Daï-buts, assez vulgarisé aujourd’hui en Europe pour qu’il ne soit pas besoin de le décrire. Celui que M. Cernuschi a rapporté du village de Méguro et qu’il a si libéralement exposé avec le reste de sa belle collection peut être considéré comme un des plus admirables exemplaires de cette grande figure. On la trouve répétée à satiété dans toutes les parties du Japon, tantôt en bronze, tantôt en pierre, presque toujours de grandeur colossale, invariablement assise dans la même attitude, avec des attributs différens, suivant le degré de perfection ascétique que l’artiste a voulu indiquer. Que de fois le voyageur surpris la rencontre en avant d’un têra, ou isolée dans la campagne, au milieu d’un petit bosquet de cèdres, et se recueille devant cette apparition surhumaine abîmée dans la contemplation de l’infini ! Une pensée lui vient alors qui surgit involontairement devant les œuvres importantes de l’homme : si quelque immense cataclysme venait à supprimer toutes les créations de l’art japonais, à l’exception de ces mille statues identiques, donneraient-elles aux exégètes futurs une idée juste de la puissance créatrice et de l’intensité du sentiment religieux chez cette race disparue?

À cette question, la réponse est double, et nous distinguerons. Oui sans doute, l’uniformité de ces représentations, leur majesté imposante et monotone, leur stature et leurs proportions identiques attesteraient avec exactitude le génie peu créateur, l’invention limitée, le respect hiératique des traditions dans lesquelles l’art et la