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L’intervention inattendue de la Russie dans le Khuldja, après que cette puissance y avait laissé écraser les forces chinoises, que le moindre secours aurait sauvées, a été déterminée par la crainte de voir une autre puissance mettre fin à la lutte des Tarantchis et des Dunganis et s’emparer de la province. Cette puissance contre laquelle la Russie prenait ses précautions est le nouveau royaume de Kashgar, dont il nous faut retracer la naissance[1].

Depuis sa conquête par Khian-loung, Kashgar était devenu, comme Amritsi, le chef-lieu d’une province relevant du gouverneur général chinois de Khuldja. Au temps de son indépendance, cette province, où la population est presque exclusivement musulmane, était gouvernée par la famille des Khodjas ou descendans de l’apôtre Makdoum-el-Azam, qui était venue de Boukhara apporter l’islamisme dans cette partie du Turkestan. Après la conquête chinoise, les Khodjas dépossédés s’étaient réfugiés sur l’autre versant de la chaîne centrale, dans la province de Khokand, demeurée musulmane et indépendante. De là ils entretenaient des relations avec leurs anciens sujets. Lorsque le mouvement insurrectionnel gagna les populations du Kashgar, elles appelèrent le représentant de la famille Khodja, Bouzoark-Khan, et l’invitèrent à venir se mettre à leur tête. Bouzourk-Khan organisa aussitôt une expédition. Parmi les chefs khokandiens qui mirent le plus d’empressement à se ranger sous sa bannière se trouvait Mohammed-Yakoub-Khan, né à Piskend, dans la province d’Andijan, et qui s’était illustré par l’héroïsme avec lequel, en 1853, il avait défendu contre les Russes la forteresse khokandienne d’Ak-Masjid, dont les vainqueurs ont fait le fort Pérowski. Il avait soutenu vingt-cinq jours de tranchée ouverte, derrière des murs de terre et sous le feu incessant de l’artillerie. C’était un musulman fervent, animé d’une haine profonde contre les Russes, envahisseurs de son pays et ennemis de sa foi; c’était en même temps un chef militaire brave, intelligent et hardi. Il fut le premier à franchir les montagnes et à attaquer les Chinois; en 1964, il enleva d’assaut la ville de Kashgar, fait d’armes dont le retentissement s’étendit jusque dans l’Inde. Installé dans le palais des Khodjas, Bouzourk-Khan, qui n’avait aucune des qualités du commandement et n’avait jamais paru à la tête des soldats, ne songeait qu’à mener la vie fainéante d’un despote oriental; il se montrait indifférent à la poursuite de la guerre sainte, alors que la domination chinoise croulait de toutes parts. Yakoub-Khan n’hésita pas à déposer son maître, et, sous le titre d’atalik ou de général en chef, il reprit les hostilités contre les Chinois. Il leur enleva successivement Ush-Turfan, Aksou et toutes les autres villes du Kashgar.

  1. On trouvera d’autres détails dans la troisième étude de M. H. Blerzy sur les Révolutions de l’Asie centrale. — Revue du 15 mai 1874.