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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/441

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sévères châtimens, pour s’adonner à l’agriculture et au commerce, qui les enrichissent. Les chemins de fer que l’Angleterre construit dans l’Inde consolident donc doublement sa domination sur ce pays : ils établissent un lien entre les intérêts indigènes et les siens; ils fortifient ses lignes de défense.

C’est là la considération capitale. Dans la lutte entre l’Angleterre et la Russie, si elle s’engage, tous les avantages seront pour la puissance qui pourra le plus facilement et le plus rapidement porter ses forces sur des points stratégiques déterminés : le Golfe-Persique, Hérat et Caboul. De cette vérité incontestable découle, par une conséquence forcée, une modification profonde dans les intérêts et la politique de l’Angleterre. Les hommes d’état turcs, malgré la sagacité politique qui distingue leur nation, se sont mépris complètement dans leurs calculs, lorsqu’ils se sont obstinés jusqu’au dernier jour à regarder l’assistance de l’Angleterre comme forcément acquise à leur pays. Leur erreur est venue de ce qu’ils ne tenaient pas compte de deux grands faits qui se sont accomplis depuis 1854, et qui ont déplacé pour l’Angleterre le nœud de la question d’Orient. Ces deux faits sont l’ouverture du canal de Suez et les progrès de la Russie dans l’Asie centrale. Lorsque la Russie n’avait pas dépassé l’Emba à l’ouest et la vallée de l’Ili à l’est, lorsque la vallée de l’Euphrate paraissait la seule route qui pût conduire une armée russe dans l’Inde, et lorsque les vaisseaux anglais ne pouvaient arriver dans le Golfe-Persique que par le cap de Bonne-Espérance, c’était dans la Mer-Noire et à Constantinople qu’il fallait défendre l’Inde. Aujourd’hui que la Russie n’a plus besoin d’emprunter le territoire de la Turquie ni même celui de la Perse, et qu’une marche de soixante-dix jours peut amener une armée russe des ports de la Caspienne dans la vallée de l’Indus, il faut que l’Angleterre puisse lutter de vitesse avec son ennemie, et la Turquie ne lui est plus d’aucune utilité. C’est à Suez et à Alexandrie que sont désormais les avant-postes de l’Inde. On ne fera admettre par aucun Anglais, pas même par M. Gladstone, que le salut de l’empire anglo-indien puisse être mis en péril par l’hostilité, ou même par la neutralité du souverain de l’Egypte. La route de la Mer-Rouge ne saurait être fermée, même un seul jour, aux forces anglaises. La sécurité de l’Inde demande donc que l’Angleterre dispose, à proximité de Suez, d’un grand port où puisse stationner une flotte capable de défendre et le canal et le chemin de fer de la Basse-Egypte. Si la Russie franchit les Balkans ou si elle cherche à mettre la vallée de l’Euphrate entre les mains de la Perse, sa vassale, l’Angleterre sera le lendemain à Suez et à Alexandrie.


CUCHEVAL-CLARIGNY.