sans un nom connu, presque sans ressources, mais avec une vigoureuse trempe de caractère, François Buloz n’était pas homme à être dupe de la vanité et à se figurer comme d’autres que la première condition pour un directeur était « d’avoir des chevaux dans son écurie. » Il ne s’est jamais piqué de prendre attelage pour aller plus vite au succès, pas plus que de mettre le luxe dans ces bureaux de rédaction qu’on lui a si souvent reprochés.
L’homme avait une idée autrement sérieuse de son affaire. Il marchait d’un pas plus sûr, ne négligeant rien, ni démarches ni sollicitations, infatigable aux courses utiles comme au travail, et avant que deux ans fussent écoulés il avait réussi à conquérir les collaborations les plus brillantes. Il avait Alfred de Vigny et Stello préludant à Laurette, au Capitaine Renaud, — Alexandre Dumas et ses Impressions de voyage, — Balzac lui-même et quelques-unes de ses nouvelles, Nodier racontant ses voyages au Mont-Saint-Bemard ; il avait les Deux voix d’Hugo, et l’Idole, le Pianto de Barbier, et Brizeux. Il allait avoir Alfred de Musset tout entier, George Sand qui se révélait, Mérimée qui devait un jour lui donner Colomba. Et puis encore, sans parler de Lerminier, à la voix retentissante, un peu emphatique, bientôt fatiguée, c’était Jouffroy, c’était Augustin Thierry avec ses Nouvelles lettres sur l’histoire de France, Sainte-Beuve, Gustave Planche, ralliés des premiers, représentaient la critique nouvelle, vivante, curieuse ou réfléchie, et au besoin vigoureusement armée, à côté des poètes, des romanciers et des historiens. La « chronique, » qui naissait alors, avait pris un nom fait pour le temps : elle s’appelait alors les Révolutions de la Quinzaine ; elle allait devenir presque une puissance avec Loève-Veimars, un polémiste trop oublié qui avait débuté par des traductions de Heine, par des Lettres sur les hommes d’état, et qui par sa verve acérée faisait passer de mauvais momens aux ministres, même à des ministres qui s’appelaient le maréchal Soult, M. Thiers, M. Guizot.
Entre tous ces talens d’ailleurs, entre ces écrivains qui avaient la sève de la jeunesse, le directeur, jeune lui-même, s’efforçait de maintenir un lien, comme une pensée commune de généreuse impartialité dans une libre alliance. C’était la pensée de la première heure, et quand on demandait à quel camp appartenait la Revue, si elle était doctrinaire, radicale, catholique, saint-simonienne, romantique du rite de 1828, un de ceux qui écrivaient la « chronique » avant Loève-Veimars, — c’était, je crois bien, Sainte-Beuve ce jour-là, — répondait : « Il y a en ce temps-ci un certain nombre d’esprits studieux, intelligens, qui, après avoir passé déjà par des phases diverses, ressentent l’enfantement d’un ordre nouveau, y aident de grand cœur, mais ne croient pas qu’il soit donné à une