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dans l’intérieur de la Revue. On ne sait pas, on ne peut pas soupçonner ce qu’il y a quelquefois de prétentions, d’exigences, de susceptibilités en jeu dans une simple affaire de critique. Des hommes supérieurs, — et les plus désintéressés, les plus graves en apparence, ceux qui sembleraient être au-dessus de ces préoccupations, ne diffèrent pas en cela des poètes, — ont certainement créé plus d’un embarras. Je ne nomme personne. Dès qu’un de ces hommes publiait un livre, il ne voulait pas seulement qu’on parlât de son livre, ce qui eût été tout simple, il tenait à choisir son critique. Il envoyait ses amis en ambassade. C’était toute une campagne organisée pour le soin d’une renommée qui le plus souvent n’avait pas besoin de ces petites tactiques. Si l’on ne se hâtait pas de se rendre au désir exprimé, aussitôt commençaient les froissemens, même quelquefois les menaces. Tel homme de talent du plus haut monde, parce qu’il avait eu quelque succès à la Revue, se croyait vraiment autorisé à envoyer des ultimatums et à mettre sa collaboration au prix d’un article sur un de ses ouvrages. Que de tentatives de ce genre ! Je ne dis ceci, et encore en effleurant, que pour montrer au milieu de quelles difficultés un directeur sérieux avait à se mouvoir. Buloz, malgré les assauts ou les récriminations que cela lui valait, ne se croyait nullement obligé de céder à des exigences qui n’auraient pas tardé à dénaturer et à compromettre la Revue. Il les déclinait fermement ou habilement, non sans recourir parfois à une certaine diplomatie, et il avait même imaginé le pseudonyme de Lagenevais comme un masque léger qu’on se passerait tour à tour, qui, dans des circonstances délicates, pourrait permettre un peu plus de liberté. Le plus souvent il se tirait d’affaire avec les sollicitations en répondant qu’un autre écrivain s’était déjà chargé de l’article qu’on lui proposait, et je me souviens qu’un jour un collaborateur se trouvait ainsi conduit à écrire sur un personnage éminent une étude à laquelle il n’avait pas d’abord songé, qu’il entreprenait en toute indépendance comme en toute déférence, mais qui ne répondait pas précisément aux vues du principal intéressé.

Ce qui est certain, c’est que, si François Buloz n’était ni l’homme exclusif ni l’autocrate qu’on a dit, il n’était pas non plus un complaisant. Il ressemblait, dans la mesure de son originalité, à une sorte d’Alceste gardant son franc parler, maintenant autour de lui les privilèges du franc parler. Il avait seulement une idée qui pouvait lui donner cet air exclusif qu’on lui a si souvent reproché sans raison, et qui devait lui attirer toutes les guerres possibles. Il ne voulait pas que la Revue pût être considérée comme une maison banale, appartenant indistinctement à tout le monde, et où pouvaient entrer toutes les excentricités, les prétentions, les fantaisies qui se