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la difficulté de trier les bons et un souci qui peut sembler exclusif parfois et qui n’est que prévoyant. — Il y a dix ans que je ferme la porte aux barbares, disait un jour le fondateur de cette Revue. — Nous lui répondions qu’il exagérait sans doute un peu ; mais voilà qu’aujourd’hui on se charge de prouver qu’il n’y a que trop de barbares, même quand ce sont les habiles qui y tiennent la main… » Cette vigoureuse sortie dispersait pour le moment les assaillans. Alexandre Dumas, avec tout son esprit emporté jusqu’aux iniquités injurieuses, avait fait une triste campagne.

Les violences n’avaient d’autre effet que de mettre plus nettement en relief l’œuvre qu’on voulait ruiner ou démanteler, de rallier sous le feu la masse des vrais collaborateurs qu’on croyait peut-être ébranler. C’était le mot de Sainte-Beuve : « le lien qui, disait-on, avait manqué quelquefois à nos travaux, ce lien existe désormais ; les attaques mêmes du dehors et l’union des agresseurs nous le démontrent. » Et c’est ainsi que, par la contradiction autant que par les efforts des défenseurs, la Revue s’affermissait dans ses conditions essentielles, dans son caractère, dans sa pensée plus que jamais avouée : « maintenir publiquement, en face de tous, certaines traditions d’art, de goût et d’étude… » Buloz lui-même, malgré ses exaspérations, ne pouvait que gagner personnellement à ces luttes de toute sorte, bruyantes ou invisibles, faites pour montrer en lui cette « forte qualité » que lui reconnaissait Sainte-Beuve, qui lui attirait de tels outrages, mais qui lui valait aussi l’estime croissante des esprits réfléchis. Il se sentait entouré et appuyé. Il n’avait cessé, pendant les treize ou quatorze années qui venaient de s’écouler au milieu de tous les labeurs, d’étendre ses relations dans le monde politique comme dans le monde littéraire, et dans ces relations utiles, nécessaires, il avait une règle, aussi fine que sensée, qu’il rappelait quelquefois dans l’intimité : « Ayez toujours soin, disait-il, de voir ceux qui sont plus haut que vous ou qui en savent plus que vous, et avec qui vous pouvez apprendre quelque chose. » Cette règle, il l’avait pratiquée avec habileté et avec fruit. Comme directeur, il avait eu plus d’une fois l’occasion de voir de près quelques-uns des chefs politiques du temps, de qui il n’avait pas tardé à se faire apprécier pour son jugement. Je citerai particulièrement deux ou trois hommes à qui il n’a cessé de garder des sentimens assez divers, mais également sérieux et durables à travers toutes les luttes de partis.

Un de ces hommes était le comte Molé. Pendant la coalition parlementaire organisée en 1839 contre le cabinet qui avait pour président M. Molé et pour ministre de l’intérieur M. le comte de Montalivet, la Revue avait soutenu sans hésitation, avec une prévoyance