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presque régulièrement le 1er et le 15 de chaque mois, sans craindre les fatigues d’un double voyage. Il se plaisait dans cette propriété, qu’il avait agrandie, améliorée, embellie, et d’où le regard s’étend sur la vallée de Chambéry et sur le lac du Bourget, entre le Nivolet et le mont du Chat. C’était, après la Revue, sa dernière passion. Elle lui aurait fait oublier le déclin de ses forces, la ruine croissante de sa robuste constitution, si c’eût été possible ; mais, depuis 1872 surtout, il était visiblement atteint d’un mal qui faisait des progrès lents et irrésistibles.

Malgré tout néanmoins il ne cessait de s’occuper des intérêts publics, de la politique, des moyens de réparer les désastres de la France, et si les événemens de 1870 avaient échauffé son vieux patriotisme, il avait gardé dans les crises intérieures qui ont succédé à la guerre la sûreté de sa raison et de son jugement avec ses vieux instincts libéraux. Il portait à M. Thiers un attachement sincère et reconnaissant pour les services que l’illustre président de 1871 avait rendus. Au fond du cœur sans doute il n’a cessé de croire que la monarchie constitutionnelle aurait pu mieux que tout autre gouvernement relever la patrie française de tant de crises meurtrières ; il n’avait ni prévention ni malveillance à l’égard de la république, pourvu que la république restât régulière et sensée. Que de fois n’avons-nous pas répété entre nous que désormais, après tous les malheurs qui venaient de passer sur le pays, il n’y avait pour la Revue d’autre politique que de s’occuper peu des formes, d’avoir sans cesse devant les yeux l’intérêt national, de défendre la France éprouvée, laborieuse, libérale, mais toujours modérée, contre la fureur des partis ! Il vivait, il a vécu dans ces pensées jusqu’au bout, jusqu’aux derniers jours où elles traversaient encore son esprit. C’est l’héritage moral de cette Revue qu’il a léguée comme sa création, comme l’œuvre destinée à lui survivre en portant son nom. Ce que la Revue a été avec François Buloz, elle le sera avec son fils, chargé aujourd’hui de la direction, avec le concours de ses collaborateurs anciens ou nouveaux, et si c’est pour M. Charles Buloz une manière de continuer la tradition paternelle, c’est pour nous une manière de rester fidèles à notre passé en servant aujourd’hui comme hier dans la Revue la grandeur et la liberté de la France.


CH. DE MAZADE