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sont nées de semences également répandues sur tout le sol européen; seulement à celles qui ont germé en France, le terroir, la lumière et l’air ambiant ont donné une couleur et un parfum tout français. C’est cette couleur caractéristique qu’il faut se mettre dans les yeux ; c’est ce parfum dont il faut s’imprégner pour redonner à la poésie française une saveur vraiment originale.


II.

L’ensemble des poésies rustiques déjà recueillies dans nos provinces permet d’embrasser tout le développement de la vie du paysan. La poésie populaire nous le montre depuis l’heure où, dans sa barcelonnette, il ouvre pour la première fois ses yeux au clair soleil, jusqu’au jour où il s’endort dans la bière faite avec les planches qu’a façonnées le ségar[1]

Dont la scie alerte et blanche
Danse et reluit au courant du moulin.


Dans les campagnes, la vie n’est pas toujours douce pour le nouveau-né. Le père et la mère sont aux champs, le marmot reste souvent seul à pleurer dans son berceau. Je me souviens d’avoir vu, au fond d’un village de Touraine, une maison de paysans dont les maîtres étaient en métive (en moisson). Au milieu de la chambre, il y avait une sorte de pilier auquel on avait accroché par des lisières deux enfans en bas âge. Leurs petits pieds encore mous chancelaient sur le pavé humide, et, pour toute distraction, les marmots tournaient le jour durant autour du poteau comme une chèvre autour de son piquet; mais, bien que l’enfant du paysan fasse de bonne heure l’apprentissage des rudesses de la vie, il n’en est pas moins aimé d’une certaine façon, et sa mère a un répertoire de jolis petits airs pour le bercer le soir dans son lit d’osier. Ces berceuses, qu’on nomme en Lorraine des endormeuses, ont toutes une mélodie câline et attendrie; les paroles n’y brillent pas par la logique, mais elles sont ingénieusement appropriées à l’intelligence naissante de l’enfant. Les phrases, sans rime ni raison, sont composées de mots lumineux et sonores destinés à agir sur la fraîche imagination du bambin :

Petite fille de Paris,
Prête-moi tes souliers gris
Pour aller en paradis.
Nous irons un à un
Au chemin des saints,

  1. Ségar, scieur de long (patois vosgien).