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raisonnement. En effet, « le fond de la volonté, c’est l’effort ; or l’effort est une douleur… Tout effort naît d’un besoin ; tant qu’il n’est pas satisfait, c’est une douleur, et s’il est satisfait, cette satisfaction ne pouvant durer, il en résulte un nouveau besoin et une nouvelle douleur. Vouloir, c’est donc essentiellement souffrir, et toute vie est douleur. — Le vouloir, avec l’effort qui en est l’essence, ressemble à une soif indestructible. La vie n’est qu’une lutte pour l’existence avec la certitude d’être vaincu. Vouloir sans motif, toujours souffrir, toujours lutter, puis mourir, et ainsi de suite pendant des siècles jusqu’à ce que la croûte de notre planète s’écaille en petits morceaux. »

Le pessimisme, comme l’optimisme, ne peut se prouver par l’expérience. On énumère de part et d’autre les biens et les maux ; mais comment prouver que la somme des uns l’emporte sur celle des autres ? C’est là cependant la vraie question. Chacun en juge d’après son humeur ; ceux qui ont l’âme gaie et joyeuse trouvent que tout est pour le mieux, surtout lorsque la fortune leur sourit ; ceux qui ont le caractère mal fait prennent tout au tragique et ne sont contens de rien. Qui jugera ce procès ? C’est donc à des raisons a priori qu’il faut recourir. Celle que donne Schopenhauer nous paraît faible. La vie est un effort, dit-il ; tout effort est douloureux ; donc la vie est douleur. — Mais est-il vrai que tout effort soit douloureux ? C’est ce qui est en question. Nous soutenons au contraire que tout effort modéré est plus agréable que pénible. L’effort d’une ascension dans les montagnes par un beau temps, quand on jouit d’une bonne santé, est un plaisir et non une douleur. L’effort du travail intellectuel, quand il est heureux, est le plus grand des plaisirs, et, en général, le plaisir actif qui suit l’effort est plus vif et plus profond que le plaisir passif qui en est privé. Les petites douleurs (les demi-douleurs, comme dit Leibniz) qui se mêlent à l’effort en font ressortir le charme. Ce sont « des petites sollicitations qui nous tiennent toujours en haleine. » L’effort n’est douloureux que lorsqu’il est disproportionné. Ce qui prouve que dans la plupart des cas il n’est pas tel, c’est que l’humanité dure, ainsi que la vie dans le monde. Le mal en effet est essentiellement destructeur. S’il l’emportait réellement, il aurait son remède en lui-même, car il aurait bien vite détruit la vie et, avec elle, la faculté de souffrir.

On sait que le pessimisme de Schopenhauer a été la principale cause de la vogue de ce philosophe en Allemagne. Le monde, juge assez incompétent en philosophie, ne s’intéresse aux doctrines qu’autant qu’elles flattent ses penchans, ses passions, ses inquiétudes. Telle philosophie réussit parce qu’elle encourage et défend les idées religieuses ; on ne la considère pas en elle-même : elle est bonne par cela seul qu’elle prend parti pour nos inclinations. Mais il y a