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dans le monde autant de révolte contre la Providence que de pieuse soumission à ses décrets ; peut-être même la soumission est-elle plus apparente que réelle, et la révolte beaucoup plus profonde et plus répandue que la soumission. Ajoutons encore qu’en Allemagne le principe protestant est favorable au pessimisme, de sorte que le préjugé religieux, aussi bien que le préjugé impie, se trouvaient d’accord pour admirer une doctrine que les grands philosophes ont toujours dédaignée, car l’idée d’un principe absolument mauvais ou absolument fou est bien l’idée la plus antiphilosophique que l’on puisse imaginer.

Admettons cependant avec Schopenhauer que le pessimisme est le vrai, que le monde est le plus mauvais des mondes possibles, quel sera le remède ? Pour trouver le remède, il suffit de connaître l’origine du mal. Le mal est dans le vouloir-vivre, le remède sera dans la négation du vouloir-vivre. La volonté est indestructible en elle-même ; mais la vie et la volonté de vivre ne sont pas la même chose que la volonté en soi. La volonté s’est trompée en créant le monde, et dans l’homme, quand elle arrive à la conscience, elle reconnaît qu’elle s’est trompée. Une fois là, elle se pose la question : Faut-il affirmer la vie et perpétuer la douleur ? faut-il nier la vie et arriver au repos ? voici donc la connaissance, l’intelligence qui n’était jusque-là qu’un phénomène secondaire ou tertiaire, et qui devient maintenant le juge, l’arbitre de la volonté. C’est par elle qu’est venu le vouloir-vivre, et, avec ce vouloir, la douleur et la folie du monde. Comment donc vaincre la vie ? Est-ce par le suicide ? Non, car la volonté est indestructible, elle se réincarne dans d’autres êtres. Le suicide n’est qu’un affranchissement individuel, égoïste. Ce qu’il faut, c’est un affranchissement universel, désintéressé ; c’est ce que fait l’ascétisme. Le vrai remède, c’est l’affranchissement du plaisir, le renoncement aux sens, et surtout au sens qui donne la vie. C’est la chasteté et le célibat qui délivrent le monde en supprimant la génération et la postérité. Schopenhauer cite à l’appui de sa doctrine de nombreux textes mystiques empruntés aux hérésies chrétiennes[1], et même aux docteurs orthodoxes contre le mariage : Utinam omnes hoc veîlent ! dit saint Augustin ; multo citius Dei civitas compleretur. Ainsi, suivant Schopenhauer, la chasteté libre et absolue, voilà le premier pas dans la voie de l’ascétisme. « Avec la disparition de l’intelligence disparaîtrait le monde, car sans sujet pas d’objet, et si les plus hauts degrés de la volonté (l’humanité) venaient à s’évanouir, il est permis de penser que les plus humbles

  1. Dans un ouvrage curieux de l’Apologétique chrétienne, récemment exhumé et publié, les Apocritica de Macarius Magnes, nous apprenons qu’un hérétique nommé Dosithée enseignait également que le monde doit finir par la chasteté : (grec).