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(l’animalité) disparaîtraient également. » Ici encore il est facile de reconnaître l’influence de la doctrine protestante, car on sait que dans cette église les défenseurs absolus du péché originel lui attribuent jusqu’à l’origine du mal dans les animaux. Le salut de l’homme est donc le salut de la création tout entière.

Voilà le célèbre nirvana dont on a tant parlé, et que Schopenhauer a emprunté au bouddhisme : il consiste en définitive dans la suppression du mariage. Il serait oiseux de faire remarquer combien un tel remède est impraticable, et par conséquent inutile à recommander ; fût-il possible, on voit encore combien il est illusoire, arbitraire, fantastique, de supposer que la disparition de l’humanité entraînerait la disparition de l’animalité et de toutes les formes de la vie sur le globe terrestre. Lors même qu’on irait jusque-là, que fait-on du reste du monde, de l’univers tout entier ? Sont-ils liés au sort de l’homme, de telle sorte qu’avec l’homme la vie et le mal apparaissent dans l’univers, et qu’avec lui ils disparaissent en même temps partout ? Ne peut-il pas y avoir hors de la terre des êtres pensans et sentans ? N’est-ce pas revenir au vieux préjugé théologique qui fait de la terre le centre du monde et de l’homme le terme de toute création ? Enfin, puisque la volonté n’a pas attendu la permission de l’homme pour s’objectiver, comment croire qu’elle cessera de le faire parce qu’il nous plaira d’arrêter le cours des générations ? Puisqu’elle ne sait pas ce qu’elle fait, pourquoi la première cause inconnue, qui l’a sollicitée une première fois à s’incarner, ne l’y pousserait-elle pas de nouveau dans un cercle sans fin ? Ajoutez que, si Schopenhauer donne des raisons en faveur du célibat, il n’en donne aucune en faveur de la chasteté, ce qui n’est pas la même chose. Pour supprimer le mal dans le monde, il suffit de supprimer la postérité ; mais il est inutile de se priver du plaisir. Les ascètes et les mystiques dont Schopenhauer invoque l’autorité ont des raisons de renoncer aux plaisirs : ce n’est pas que le plaisir soit mauvais en soi, c’est que ce sont des plaisirs inférieurs qui nous éloignent des vrais et purs plaisirs de la piété et de la contemplation. Il n’en est pas de même dans Schopenhauer : la vie n’est mauvaise qu’en tant qu’elle est douloureuse. Évitons donc la douleur ; mais pourquoi renoncer au plaisir, si l’on en use sagement, c’est-à-dire avec égoïsme ? Au fond, un tel ascétisme pourrait bien aboutir à ne rejeter de la vie que les charges, et de l’amour que ce qu’il a de noble et de généreux.


II

En passant de Schopenhauer à M. de Hartmann, nous avons affaire, sinon à un génie aussi original, du moins à une nature plus