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hommes et usé de notre culture littéraire pour ravager consciencieusement le plus beau patrimoine de la patrie. D’autre part, pendant des siècles en France, on n’a pas même tenté d’apprendre au peuple sa propre histoire, et même on semble avoir voulu la lui cacher. Les grossiers Romains au temps des guerres puniques étaient mieux tenus au courant de leurs annales que nos multitudes dans les siècles les plus lettrés. Le plus pauvre quirite, sans ouvrir un livre, pouvait voir à de certains jours l’histoire romaine passer dans la rue. Tandis que nous ne pouvons donner à nos enfans d’élite que des livres illustrés de portraits, les jeunes Romains nobles avaient sous les yeux les images en relief des hommes illustres, empreintes fidèles de leur visage, avec leurs titres de gloire. Leur maison renfermait donc à la fois des annales et un musée historique, que de temps en temps un orateur expliquait dans une oraison funèbre, un musée vivant qui sortait quelquefois de son immobilité séculaire et marchait sur le Forum.

Il nous a semblé qu’un genre d’éloquence si antique, si national, si naturellement sorti des institutions d’un grand peuple, ne mérite pas le silence où les historiens de la littérature l’ont laissé, et qu’en prenant la peine d’ôter au sujet ses épines, en montrant quelles furent les infirmités et les grandeurs de cette éloquence, on pourrait en faire une assez lucide histoire qui ne manquerait pas d’un certain intérêt, sinon littéraire, du moins politique et moral ; mais, pour faire cette histoire il faut accorder quelque chose à l’imagination et par elle décrire ce que des documens, certains sans doute, mais rares et incomplets, nous laissent seulement entrevoir. Il ne suffit pas en effet de recueillir comme des ossemens desséchés dans la poussière des âges, les témoignages épars, les fragmens, les inscriptions, et de les ranger froidement en ordre, à leur date, en de méthodiques compartimens ; ils ne prennent toute leur valeur que si à leur aide on recompose l’être moral dont ils sont comme les débris. Il faut donc par la pensée ranimer ces restes inertes, les replacer dans leur monde disparu, se représenter avec vraisemblance la vie dont nous n’avons plus sous les yeux que les vestiges éteints, deviner enfin les sentimens et les émotions d’un peuple depuis si longtemps enseveli, en recourant à une science assez incertaine, il est vrai, et qui n’a pas de nom, mais qu’on pourrait appeler l’archéologie des âmes.


CONSTANT MARTHA.