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d’une entrevue, procédé d’historien toujours et manière d’érudit. Bien plus, et même quand il traite le roman contemporain, M. Flaubert reste un érudit. A vrai dire, un roman comme l’Éducation sentimentale est en dehors de la critique littéraire ; il n’a de valeur que comme témoignage sur l’époque de notre histoire contemporaine où M. Flaubert a placé son action. Si quelque curieux, dans cent ans, a par hasard l’occasion d’en parcourir quelques pages, il y trouvera tout faits cent tableaux qu’il serait autrement obligé de restituer d’une manière conjecturale et divinatoire, avec le secours de renseignemens dont ce serait un travail déjà fastidieux que de faire la critique et de déterminer l’emploi. Certainement le détail peut avoir un jour son prix de savoir que vers 1847, on se déguisait en Pritchard : on le retrouvera dans l’Éducation sentimentale. Il n’est pas jusqu’à Madame Bovary dont le mérite réel ne soit bien moins dans l’intérêt de curiosité que le roman soulève que dans l’abondance, dans la profusion de renseignemens qu’il contient. Le tableau est complet. Prenons-le pour ce qu’il est : une peinture des mœurs de province, tournée systématiquement au grotesque ; rien n’y manque, et l’œuvre est achevée. Ce n’est pas une œuvre d’art : le choix, la mesure, les proportions, le charme y font défaut ; est-ce même du roman ? je n’oserais en répondre. En tout cas, c’est une œuvre forte, une de ces œuvres destinées à vivre comme l’expression d’un temps, d’une génération, de trente années d’histoire, et je crois que c’est tout ce que l’auteur a voulu. On l’a dit ici même, et mieux que nous ne saurions le redire : toutes les Salammbô du monde et les Éducation sentimentale ne prévaudront pas contre Madame Bovary. Bien mieux : elles vivront peut-être, elles aussi, pour servir de commentaire et d’explication à Madame Bovary. Comme on a mis en appendice le compte-rendu du procès intenté naguère à l’auteur, témoignage de l’innocence et de la pureté de ses intentions, on y mettra désormais un Cœur simple, qui dira quelles patientes études, quelles monographies laborieuses ont permis à M. Flaubert de donner ce relief et cette intensité de vie aux personnages de Madame Bovary. Allons ! tout est bien qui finit bien ; M. Flaubert n’aura pas à se repentir d’avoir débuté par son chef-d’œuvre et d’en avoir vécu !


FERDINAND BRUNETIERE.