Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/738

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

protestations officielles, si la plupart de ses sujets mahométans n’avaient une trop grande conscience de la force de la Russie pour oser lui susciter des embarras à l’intérieur. L’unité de foi a du reste sur beaucoup de ces musulmans une bien moindre influence qu’on ne l’imagine d’ordinaire en Europe. Les Tatars de l’intérieur, habitués depuis des siècles à la domination russe, n’ont aucune hostilité contre un gouvernement d’ordinaire tolérant et équitable vis-à-vis d’eux. Si dans l’Asie centrale ou au Caucase il y a quelques soulèvemens contre la Russie, ce sera chez les tribus récemment subjuguées et sous l’impulsion des souvenirs de leur ancienne liberté autant que sous les excitations du fanatisme. Les Russes n’ont à cet égard rien de sérieux à redouter en dehors du Caucase et du Turkestan, — et sur l’un ou l’autre versant de la chaîne caucasique, les tribus musulmanes sont aujourd’hui trop réduites et trop disséminées pour couper aisément les troupes du tsar de leur base d’opérations, tandis que dans le Turkestan les Russes, appuyés sur leurs lignes de forts, peuvent se maintenir sur la défensive pendant toute la durée de la guerre de Turquie.

Le service obligatoire devait apporter un grand changement dans l’armée russe ; ce n’est point cependant que la composition des troupes ait beaucoup varié. Le paysan forme toujours le fond des régimens. Parmi les jeunes gens enrôlés en 1876, moins de 3,700, c’est-à-dire moins de 2 pour 100, appartenaient aux classes dites privilégiées naguère exemptes du service[1]. Ce qui élève le niveau moral du soldat, ce n’est pas le faible appoint fourni par les classes supérieures, en plus petit nombre encore en Russie qu’ailleurs, c’est la présence sous les drapeaux de l’élite des classes inférieures, de l’élite des paysans, dont les plus riches ou les plus intelligens trouvaient jadis moyen de se faire exonérer par le seigneur ou la commune. Ce qui a le plus modifié l’armée et l’esprit du soldat, c’est la réduction de la durée du service, c’est surtout la transformation sociale opérée dans l’empire depuis l’abolition du servage. A plus d’un égard, l’armée russe garde encore son ancien caractère. Ainsi une chose à remarquer, c’est le grand nombre des conscrits mariés. Des 192,000 hommes enrôlés en 1876, 70,000 environ, c’est-à-dire plus de 35 pour 100, étaient mariés[2]. Si élevée que semble cette proportion, elle est en baisse sensible : en 1875, elle était encore de plus de 37 pour 100 du contingent. La pratique du

  1. Ces chiffres et ceux qui suivent sont empruntés aux comptes-rendus officiels publiés au commencement de février 1877.
  2. Le contingent à fournir par la classe de 1876 s’élevait à 196,000 hommes ; sur ce nombre, il n’a été enrôlé que 192,400 soldats, l’insuffisance ayant été d’environ 3,000 hommes, dont 2,488 israélites.