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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 21.djvu/948

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voir tout en noir et à pousser tout à l’extrême, nous le voulons bien. Au fond, c’est d’une malheureuse évidence, rien n’est changé. La situation reste telle que l’a faite une manifestation d’autorité présidentielle qui en elle-même n’a point dépassé la légalité, il est vrai, mais qui a été la révélation, le commencement d’un conflit dont personne ne peut pressentir ni l’étendue, ni les péripéties, ni les conséquences. Qu’on ne s’y trompe pas : l’acte du 16 mai 1877 est forcément bien plus compliqué et bien plus grave que l’acte du 24 mai 1873, dont il paraît être le renouvellement ou la continuation.

Il y a quatre ans, l’assemblée était souveraine, elle pouvait tout, rien n’enchaînait sa puissance, et le pouvoir nouveau qu’elle venait d’élever par un vote avait une majorité assurée. C’était régulier dans des circonstances extraordinaires. Aujourd’hui il n’y a plus d’assemblée souveraine ; il y a une constitution qui règle tous les pouvoirs, dont on ne peut s’écarter, fût-ce par une interprétation bien intentionnée, qu’au risque de glisser une fois de plus dans l’inconnu, et le ministère est certain d’avance de rencontrer dès les premiers pas une majorité hostile dans la chambre des députés. Le ministère du 17 mai 1877 est né pour engager la lutte, pour gouverner non pas avec la majorité légale, mais contre elle ou malgré elle. Le conflit existe même avant d’avoir éclaté officiellement dans les discussions parlementaires qui vont s’ouvrir, et il a semblé prendre aussitôt le caractère le plus dangereux d’irréconciliabilité. Comment va-t-on sortir de là à ce moment prochain et décisif de la fin d’une première prorogation ? Le gouvernement est-il résolu quand même à dissoudre une chambre qui peut avoir commis des fautes, mais à l’égard de laquelle M. le président de la république n’a pas eu l’occasion de recourir à son droit constitutionnel d’avertissement par le renvoi d’une loi quelconque à une seconde délibération ? Le ministère est-il sûr, dans tous les cas, d’être suivi jusqu’au bout par le sénat, dont la complicité ou « l’avis conforme » lui est nécessaire ? Avant d’aller plus loin, a-t-il suffisamment évalué les conditions de la bataille qu’il se dispose à livrer, que sa présence aux affaires rend à peu près inévitable ? A-t-il prudemment calculé toutes les chances, tous les périls de cette intervention directe du pouvoir exécutif se portant personnellement au combat et risquant de s’interdire en quelque sorte toute retraite ? voilà la question fort complexe qui va s’agiter dans deux jours. Elle est aussi délicate que redoutable. Elle n’excède pas rigoureusement la légalité, si l’on veut, elle l’épuisé du premier coup ; elle est l’enjeu suprême et désespéré de toute une situation, et il est certes bien permis aux esprits qui gardent leur sang-froid de se demander, jusqu’à la dernière heure, si ces luttes poussées à fond répondent aux vrais intérêts, à l’instinct du pays, s’il n’eût pas mieux valu, s’il ne vaudrait pas mieux encore s’arrêter au seuil des aventures.