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Faut-il tenir le hasard pour quelque chose de réel ou n’y voir au contraire qu’une suite de notre ignorance ? Il semble que le principe de raison formulé quelques lignes plus haut nous incline nécessairement vers la seconde de ces deux hypothèses. Si tout ce qui arrive a sa raison d’exister, si c’est là un principe essentiel de la pensée et des choses, nous ne pouvons admettre de dérogations réelles à la règle, sans nous priver de ce qui est pour nous la garantie de toute certitude objective. Alors ce qui nous apparaîtrait sans cause connue ne serait pas pour cela sans cause, et à mesure que s’élargirait le domaine de nos connaissances se rétrécirait celui du hasard. L’histoire des sciences ne confirme-t-elle pas cette façon de penser ? Combien de faits paraissaient autrefois accidentels et même miraculeux, qui, par une étude plus complète et plus approfondie de la nature, sont rentrés dans la règle ! Les éclipses des astres, l’apparition des comètes, le passage de brillans météores sur nos têtes, n’ont plus rien qui nous étonne et nous déconcerte ; nous en tenons la loi ; nous en prédisons le retour. Toutefois, comme il est des limites à notre connaissance, nous ne pouvons espérer d’éliminer complètement le hasard de notre conception du monde. L’infiniment grand et l’infiniment petit nous échappent également ; aussi, comme toutes choses sont solidaires, les voies suivies par certains phénomènes, pour surgir du sein de ce double infini, doivent-elles nous demeurer cachées. Mais au regard d’une intelligence supérieure, assez vaste et assez pénétrante pour s’étendre à l’immensité des choses et pour en saisir le détail infini, tout mystère et toute ambiguïté disparaîtraient, rien n’arriverait qui ne pût être expliqué et prévu ; le présent serait en fait, suivant une parole de Leibniz, plein du passé et gros de l’avenir, et les événemens aux origines les plus lointaines seraient, comme les autres, la conséquence nécessaire d’antécédens déterminés.

Telle était la pensée de Laplace lorsqu’il écrivait : « tous les événemens, même ceux qui, par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil… Les événemens actuels ont avec les précédens une liaison fondée sur le principe évident qu’une chose ne peut pas commencer d’être sans une cause qui la produit… Nous devons donc envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur et comme la cause de celui qui va suivre ; une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvemens des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le