Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/120

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

intuition immédiate, comme serait celle de vérités éternelles et absolues, ni d’une démonstration qui de caractères nettement définis conclut d’autres caractères. M. Cournot l’appelle probabilité philosophique, « si déplaisant, dit-il, que le mot soit à certaines oreilles. » On ne saurait contester que, dans les exemples qui viennent d’être cités, ce qui nous pousse à préférer telle loi à telle autre également possible, c’est moins la conformité de cette loi avec les faits que la simplicité et la régularité de l’ordre qu’elle introduit en eux. Toutes nos conceptions générales de la nature sont en définitive des hypothèses, et si l’on exclut les rêveries, il n’est guère d’hypothèse, même celles que l’expérience a fait rejeter, qui n’ait cadré avec les faits, et inversement, il n’en est pas, même parmi celles dont l’assiette expérimentale paraît la plus solide, qui ait reçu et puisse recevoir une vérification rigoureusement exacte.

Si donc toute hypothèse contraire aux faits est chimérique, le fait n’est pas cependant l’unique caution de l’hypothèse. En effet, si répété qu’il soit, il laisse toujours indécise une partie de la question à résoudre ; il y a des lacunes dans la série nécessairement limitée de nos observations. Pourtant nous franchissons lacunes et limites. C’est que « plus une loi nous paraît simple, mieux elle nous semble satisfaire à la condition de relier systématiquement les faits épars, d’introduire l’unité dans la diversité, plus nous sommes portés à admettre que cette loi est douée d’une réalité objective, qu’elle n’est pas simulée par l’effet d’un concours de causes qui, en agissant d’une manière indépendante sur chaque fait isolé, auraient donné lieu fortuitement à la coordination apparente. » La mesure à laquelle nous estimons nos conceptions théoriques est donc une idée, ou, si l’on veut, un sentiment intérieur de l’ordre, mesure dont nous usons plus en artistes qu’en géomètres, sentiment qui nous guide dans les choses de la philosophie avec autant, mais sans plus de sûreté que le goût dans les choses de l’art. Ce sens du vrai est ce que M. Cournot appelle la raison. La raison n’est donc pas pour lui une intuition directe et infaillible des vérités absolues ; aussi n’engendre-t-elle que des probabilités, encore ne sont-ce pas des probabilités mathématiques, susceptibles d’expressions rigoureuses et exactes. Quand des faits sont donnés, il est impossible d’énumérer toutes les relations qui pourraient les unir, de les répartir en groupes nettement accusés, d’en apprécier, à la mesure des géomètres, la simplicité relative. Aussi sommes-nous condamnés à ne pas avoir de celles que notre instinct rationnel nous force à adopter, cette certitude qui défie le paradoxe et le sophisme. Cependant, malgré cette infirmité, elles ne laissent pas, en certains cas, de s’imposer à nous avec une force invincible et d’engendrer des convictions durables.