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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/122

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représentation des choses continues par les signes du langage est-elle toujours et nécessairement approximative. Le travail du penseur n’est pas sans analogie avec celui de l’artiste mosaïste qui n’a, « pour copier un objet pris dans la nature ou un tableau ordinaire, qu’un assortiment de pierres dont les teintes sont fixes et les dimensions déterminées d’avance. » Grâce à des combinaisons diverses, les mots finissent par rendre des nuances de pensée à l’expression desquelles chaque mot pris à part ne se prêtait pas ; il n’en reste pas moins vrai que la continuité des choses leur échappe toujours. Ajoutez à ce défaut irrémédiable la nécessité où nous sommes d’exprimer linéairement par le discours la variété infinie des formes des rapports simultanés, et vous comprendrez que les conceptions d’ordre et d’harmonie introduites par la philosophie entre des élémens infiniment nombreux et infiniment divers ne sont pas susceptibles de cette évaluation exacte et de ces définitions rigoureuses sans lesquelles il n’y a pas de science, au sens strict du mot.


II

Tels sont les principes généraux appliqués par M. Cournot à la critique de nos connaissances. Il est intéressant de les voir en action sur des exemples précis. Il s’agit, en cette critique, de savoir quelle est la valeur représentative de nos diverses facultés de connaître. Un tel problème ne saurait être, on le conçoit aisément, résolu à la manière des géomètres ; en outre, il serait insoluble, si nos facultés, mises en cause, avaient toutes même autorité. Dans ce cas, il faudrait s’en tenir à l’acte de foi spontané du vulgaire ou se résigner au doute réfléchi du sceptique. Mais, en fait, nous reconnaissons une hiérarchie entre nos divers moyens de connaître. Les uns ne peuvent être reçus à porter témoignage pour eux-mêmes : tels sont les sens ; l’œil est impuissant à décider si ce qu’il voit est réel ou imaginaire ; représentation et hallucination sont pour lui phénomènes de même sorte, égaux en évidence ; sujet à l’erreur, il ne sait pas discerner les cas où il se trompe et se redresser lui-même. De même pour les autres facultés secondaires. Il nous serait donc impossible de sortir de peine, et, le doute une fois né en nous, de nous en affranchir, si la raison, cette faculté de l’ordre, n’avait pas dans notre organisme intellectuel un rôle prépondérant. Nous avons vu comment entre plusieurs hypothèses, relatives à des faits positifs, elle nous fait choisir la plus satisfaisante à ses yeux, c’est-à-dire la plus simple et la plus régulière, sans toutefois nous en garantir absolument la vérité. De même, en nous, elle contrôle tous nos jugemens, y sépare les alluvions étrangères et accidentelles du fond natif et permanent. Seule entre toutes nos facultés, elle a ce privilège éminent