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de se justifier elle-même. Qui contrôlera la raison, sinon la raison elle-même ? Aussi, pour savoir si nos autres facultés ne nous trompent pas, devons-nous uniquement nous demander si les notions fournies par elles « s’enchaînent ou ne s’enchaînent pas suivant un ordre qui satisfasse la raison. » Cette voie ne conduira qu’à des probabilités philosophiques ; mais réclamer en pareille matière des démonstrations catégoriques, n’est-ce pas vouloir remonter à l’infini, sous prétexte de poursuivre une certitude absolue, toujours fuyant, et se livrer, sans retraite possible, au scepticisme ? Notre raison de croire à la raison se tire de la raison elle-même. Si l’ordre qui la satisfait est factice et simulé, ne faudrait-il pas un hasard prodigieux pour que le désordre des choses, en se combinant avec l’ordre réclamé par l’intelligence, amenât un simulacre de simplicité et d’harmonie, et non pas un surcroît de complexité et de confusion ?

Suivons M. Cournot en quelques-unes de ses analyses. En premier lieu, devons-nous croire aux idées qui nous viennent des sens ? Nos perceptions représentent-elles quelque chose ? Les sens nous trompent souvent ; malgré cela, le sens commun s’obstine à en tenir le témoignage pour vrai en général. La raison nous le fera comprendre. Les images du rêve sont souvent incohérentes, et même, fussent-elles ordonnées régulièrement, au réveil elles sont interrompues pour faire place à des séries nouvelles ; le rêve du lendemain ne se lie pas à celui de la veille ; nos songes et ceux de nos semblables sont discordans, toutes choses qui cadrent mal avec l’hypothèse d’une réalité permanente extérieure, dont ces images décousues seraient la représentation. Dans la veille au contraire, nos impressions diverses s’ajustent les unes aux autres et s’enchaînent en systèmes ; les séries en sont continues et cohérentes ; la mémoire nous en atteste en nous l’identité, et le témoignage nous en garantit, autant qu’il le peut, la similitude chez nos semblables, — toutes choses qui s’accordent avec l’hypothèse que ces impressions représentent une réalité.

Mais la critique peut aller plus loin et déterminer d’une façon plus précise la valeur représentative de chaque espèce de sensations. Condillac, pour expliquer par la seule sensation la genèse de toutes nos connaissances, imaginait une statue inerte à laquelle il donnait tour à tour les sens différens, et il recueillait les notions qu’il croyait s’introduire en elle, à chaque nouvelle ouverture sur le monde extérieur. Un tel procédé est artificiel ; aussi M. Cournot n’a-t-il garde de le renouveler. Cependant, pour discerner parmi toutes nos sensations celles qui ont une valeur représentative de celles qui sont uniquement des réactifs spéciaux de la réalité il les suppose tour à tour abolies, et il constate que la disparition des unes ne pervertirait pas le système de nos connaissances, au lieu