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qu’il peut écrire un jour à sa mère : « Je chante victoire… Il m’a fallu une raison courageuse pour échapper aux pensées énervées. Je suis sorti de ses chaînes et pour toujours. » Ces lignes sont du mois de février 1824 ; le 12 mars suivant, il ajoutait : « Je m’applaudis incessamment de ma fameuse victoire. Il est vrai que j’ai employé le fer et la flamme. » C’était le temps où, se traçant un plan de conduite pour sa carrière d’écrivain, il le résumait en ces nobles termes : « Bien écrire, c’est bien vivre. »

Avait-il pourtant triomphé de sa passion aussi complètement qu’il le croyait ? Non certes ; il y avait là une blessure mal fermée qui par momens lui arrachait des cris de douleur. On l’a vu dans ses conversations avec M. Cousin, on le voit mieux encore aux pages saignantes d’Ahasvérus. Il est certain, en effet, qu’il a porté avec lui ce poétique mystère d’Ahasvérus pendant bien des années, et que ces pages particulièrement, les pages où le poète ressuscite au son d’une voix prestigieuse, ont été tracées longtemps avant son mariage. Seulement, à distance, la poésie avait tout transfiguré. Il avait oublié ses griefs, les légèretés, les ruses, les perfidies de la sirène, tout ce qui avait amené chez lui le désenchantement, tout ce qui l’avait du même coup affranchi et désolé. Il ne se souvenait plus que du premier élan de son cœur Vierge, et, par une transposition naturelle aux poètes, la femme assez peu digne d’un tel amour était devenue dans ce souvenir une personne idéale. « C’est bien le moins, mon Dieu ! que je voie passer ici cette âme sans son corps, comme un aveugle voit une fleur dans son parfum. »

L’ardent besoin d’aimer que révèlent toutes les confidences du jeune poète allait bientôt donner à sa destinée incertaine le point d’appui qui lui manquait. De 1826 à 1828, Edgar Quinet s’est installé à Heidelberg pour y achever son Herder et s’initier à la vie intellectuelle de l’Allemagne. Tout le ravit dans cette première étude ; c’est comme un éblouissement. Recommandé aux maîtres de l’université par Cousin, par ses amis de Strasbourg, la famille Levrault et l’excellent pasteur Cuvier, il a été reçu à bras ouverts. Greuzer surtout le traite comme son enfant. Que de beaux jours ! que de belles heures ! les longues séances à la bibliothèque, les longues promenades au bord du Neckar et dans les sentiers de la montagne, lui sont de perpétuels enchantemens. Parmi les hôtes que rassemble la maison patriarcale de Creuzer, il rencontre la famille d’un pasteur des bords du Rhin, M. More. Il y a là une jeune fille qui rappelle les madones du moyen âge. Elle est toute blonde et toute souriante, avec cette grâce pudique si bien exprimée par les vieux maîtres. Dans les dispositions de cœur et d’âme où est le jeune voyageur, il ne peut la voir sans s’avouer à lui-même que