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Midi est le minuit du sud. Des rêves profonds, une paix ineffable, se répandent sur le monde. Les plus bruyans des citoyens de l’été, les cigales elles-mêmes, n’osent plus poursuivre cet incessant tapage de vaine gloire qui les distingue et se tiennent presque tranquilles, ne faisant sonner leurs timbales qu’à de rares intervalles pour assurer le genre humain qu’elles ne l’oublient pas, car chaque cigale se croit, comme chacun de nous, le pivot de l’univers.

« Tout était silence, — un silence si embaumé, si frais, au milieu de l’extrême chaleur dans cette solitude de la villa Borghèse, qu’une sorte de torpeur s’empara de moi, bien que, comme il arrive souvent dans la sieste, je ne perdisse conscience de rien… J’entendais le bruit des cloches de la ville arriver comme un faible écho à travers les bois ; entre mes paupières à demi closes, je voyais la fenêtre ouverte et son grillage de fer, et le ton de bronze des yeuses, et le vaste ciel bleu qu’aima Raphaël. Plus près, devant moi, je voyais le dieu de marbre et la tête couronnée de mon Ariane.

« — Oui, oui, c’est une Ariane, me disais-je, avec le plaisir que nous éprouvons tous à faire prévaloir notre opinion. Comme ne peut-on être assez aveugle ? .. Mais chaque linéament révèle la femme à son aurore ! — tandis que je la regardais, elle sembla entendre, ses lèvres de bronze semblèrent sourire… un grand changement avait passé sur tout le buste, le frémissement de la vie circulait dans ce bronze, le métal où le sculpteur avait emprisonné sa pensée paraissait s’assouplir, devenir tiède et vivant, se transformer en chair rougissante, animée par une vie soudaine… Les yeux étaient liquides et lustrés comme l’eau d’un lac à la clarté des étoiles, les feuilles du lierre verdirent sous la rosée, les boucles de la chevelure prirent un ton d’or plus brillant et furent agitées par la brise ; elle vivait et contemplait tous ces dieux blancs et muets………. »

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Elle vit en effet, c’est une jeune fille qui passe, une pauvre fille, une orpheline, errante à Rome, où elle ne connaît personne. La cité éternelle, toujours ouverte à la beauté et au génie, fait un noble accueil à Giojà. Le savetier Crispin, un savetier dilettante, bibliophile, numismate, antiquaire à ses heures, lui offre dans sa maison l’abri qu’un pieux serviteur offrirait à une jeune reine exilée. Maryx, le grand sculpteur, fait d’elle son élève et en ferait volontiers sa femme ; mais Giojà ne vit que pour l’art, qui est son unique passion ; elle travaille, elle rêve, elle se promène au milieu des dieux auxquels, par sa sérénité, elle est semblable, belle comme un chef-d’œuvre de Praxitèle, insensible aux hommes, ignorante de toute loi chrétienne, de tout sentiment moderne, de toute vanité féminine, aussi froide que le marbre qu’elle taille d’une main virile, jusqu’au