les chevaux libres s’étendaient derrière nous. Quand un morceau de prairie avait été bien pelé par nos bêtes, on allait un peu plus loin. Notre colonne, plus trapue que celle des Indiens, plus pesante, n’avait pas si bon air. En dépit ou peut-être à cause du luxe de précautions dont nous étions entourés, les sauvages, impertinens et insaisissables, avaient en vérité le beau rôle dans ce moment-là.
De toutes les impertinences qu’ils nous firent, celle qui nous humilia le plus fut de leur voir un beau jour installer leurs chevaux, cinq ou six mille superbes bêtes, à une petite lieue du campement, dans une presqu’île formée par le confluent de deux ruisseaux, et du reste assez bien défendue contre de la cavalerie par des rives escarpées. Elle était pourtant abordable, nous le savions, et cette riche proie faisait trotter toutes les cervelles. Que de beaux plans de surprises nocturnes ! Dût l’infanterie marcher cette fois à pied, et c’est de la sorte d’ailleurs qu’elle est le plus redoutable, un coup de main qui ne présentait aucun côté périlleux pour nous pouvait mettre les Indiens à notre merci. L’idée avait d’abord paru bonne au chef de l’expédition, avec qui nous mettions tous beaucoup d’insistance à la discuter ; mais il en différa de jour en jour l’exécution. Elle devait être bonne en effet, car les sauvages, dont il faut reconnaître la compétence en ces sortes d’affaires, l’avaient eue de leur côté à l’égard de nos propres chevaux. C’est dans l’esprit de quelques maraudeurs indiens qu’elle avait germé. N’y voyant qu’un bon coup à faire et quelques bêtes à s’approprier pour leur compte personnel, ils n’en avaient soufflé mot à personne ; néanmoins leur tentative, conçue et poursuivie à la diable, avec des élémens insuffisans, faillit réussir.
Par une nuit fort noire, un soldat de garde autour de la caballada, près du lac, entendit une voix sortir d’un groupe de chevaux, en apparence sans cavaliers. « Par ici, enfans ! » disait-elle en espagnol. Il fit feu. Ce fut le signal d’une belle scène de confusion. Bœufs et chevaux s’affolèrent. Dans cette étroite vallée, quatre ou cinq mille animaux couraient, s’entre-choquaient, beuglaient au milieu d’épaisses ténèbres. Leurs gardiens, courant en cercle à toute bride autour d’eux, eurent une peine infinie à les maintenir. Si dans cette masse effarée, sillonnée par mille courans divers, un courant plus violent, absorbant les remous secondaires, était parvenu à se former, il n’y avait pas de force au monde capable de retenir les troupeaux. Nous nous serions trouvés réduits le lendemain aux chevaux qui passaient la nuit au piquet. Les qualités remarquables du soldat argentin pour gouverner, apaiser, rassurer des animaux demi-sauvages nous préservèrent de ce malheur. On dut néanmoins s’avouer, quand l’alarme fut passée, que cela serait