Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/55

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque la maison fut envahie par un peloton de fédérés envoyé par la commune. Le chef du peloton avait ordre de ne point perdre de vue sœur Marie-Éléonore et de s’opposer à sa retraite ; on croyait, en empêchant le départ de la supérieure, arrêter celui de la communauté tout entière. Une cinquantaine de détenues, prévenues et jugées, persuadées que l’on venait pour fusiller « la mère, » se réunirent autour d’elle et ne la quittèrent plus ; elles s’interposaient autant que possible entre elle et les fédérés, qui, fidèles à la consigne, la suivaient pas à pas. La supérieure fut fort habile : sous prétexte que le service de la maison ne pouvait chômer, et qu’elle avait des instructions à transmettre à ses sœurs, elle donna à celles-ci le mot d’ordre ; par petits groupes de trois ou de quatre, elles s’éloignaient, vaquaient aux soins de la prison, passaient d’une section dans une autre, descendaient dans la cour, filaient lestement par la porte que le surveillant leur ouvrait, et s’en allaient à la gare du chemin de fer du Nord, où leur voiture de déménagement les avait précédées.

Vers trois heures de l’après-midi, toutes les sœurs étaient au rendez-vous que la supérieure leur avait assigné ; pour elle, il s’agissait de rejoindre son petit troupeau fort effarouché et tassé dans le coin d’une salle d’attente ; elle manœuvra si adroitement qu’elle y parvint sans trop de peine. Plaisantant avec les fédérés, toujours environnée des détenues qui la protégeaient, elle allait, venait, disparaissait, reparaissait, semblait fort affairée et disait en souriant : « Ah ! que vous êtes fatigans d’être toujours sur mon dos, tout cela n’avance pas le service. » Elle se rappela subitement qu’elle avait à surveiller une distribution de vivres et s’éloigna. Au bout de dix minutes, elle n’était point revenue ; les fédérés s’étonnèrent. — Où est-elle ? — Ah ! brigands, leur cria une détenue, elle est partie ! — Ils voulurent s’élancer pour la retrouver, ce ne fut pas facile ; toute porte était close. Alors commença une étrange promenade dans cette immense maison de Saint-Lazare, entrecoupée à chaque étage de corridors fermés aux extrémités par une grille dont les sœurs de service et le brigadier ont seuls les clés. Or les sœurs étaient loin. On sonna ; le brigadier vint, parlementa avec les fédérés, car le règlement interdit à tout homme de s’introduire dans le quartier des femmes ; cette course dans les couloirs, dans les escaliers, dans les préaux dura plus d’une demi-heure,. Lorsqu’ils comprirent enfin qu’ils étaient joués, ils se jetèrent au pas de course dans la rue et entrèrent dans la gare du Nord comme un ouragan ; le train qui emportait la communauté était parti depuis dix minutes. Le 19 avril, la supérieure reçut à Argenteuil une lettre fort polie du directeur Philippe Hesse, qui la priait de revenir à Saint-Lazare