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débuter par le Mans. Dufresne donc, le chef nominal de la troupe, vieux routier qui court la province depuis douze ou quinze ans, s’avançant « plié sous le poids d’une basse de viole, » Madeleine Béjart ou Marie Hervé, sa mère, qui suit la bande, faisant son entrée dans les villes « juchée comme une poule sur le haut du bagage, » et Molière qui les escorte « avec un grand fusil sur l’épaule et chaussé de brodequins à l’antique, » cette image de la troupe et du grand homme en débraillé, traversant allègrement les années d’épreuves et de misère, devait faire et n’a pas, en effet, manqué de faire fortune. Par malheur on a prouvé récemment qu’en 1646 l’auteur du Roman comique avait quitté le Mans pour n’y plus revenir qu’en passant et que par suite[1], même en admettant qu’un jour Molière ait traversé la ville, ce n’est pas sur lui que Scarron a pris au vif le modèle du comédien Destin, non plus que celui de Mlle de l’Étoile sur Madeleine Béjart. Si quelques traits de Destin peuvent convenir à Molière, ce n’est pas de Madeleine, à coup sûr, que Scarron eût pu dire « qu’il n’y avait pas au monde une fille plus modeste et d’une humeur plus douce. » Galante, et très galante, mais d’ailleurs bien convaincue, selon la leçon du cardinal de Retz, « qu’une femme ne saurait conserver de dignité dans la galanterie que par le mérite de ses amans, » femme d’affaires et femme d’argent, |qui ne dédaigne pas les moindres profits et qui ne perd pas une occasion de faire un bon placement, bien garanti, dûment cautionné : voilà la vraie Madeleine Béjart, telle que nous la connaissons aujourd’hui. D’autre part, si Scarron en 1646 avait quitté le Mans, ce qui est déjà une bonne raison pour qu’il n’y ait pas vu Molière, il y en a une seconde, qui n’est pas sans doute moins bonne : c’est que Molière très probablement n’y a jamais joué. En effet, le continuateur anonyme du Roman comique, en nous avertissant que les comédiens « ont leur cours limité comme celui du soleil dans le zodiaque, » nous a tracé rigoureusement l’itinéraire des compagnies qui exploitaient une partie du centre de la France. « En ce pays-là, nous dit-il, elles vont de Tours à Angers, d’Angers à La Flèche, de La Flèche au Mans, du Mans à Alençon, d’Alençon à Argentan ou à Laval[2]. » Évidemment ce n’est pas un itinéraire que les comédiens soient tenus de respecter : tout chemin mène au Mans comme à Rome, il n’y a pas commandement exprès de suivre l’un plutôt que l’autre; mais enfin, il est à remarquer que sur pas un point de cet itinéraire on n’a signalé, jusqu’à ce jour, le passage de la

  1. Henri Chardon, la Troupe du Roman comique dévoilée, 1876.
  2. C’est encore M. H. Chardon qui le premier a relevé ces deux passages.