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de Trallage, avait dressé quelque part une liste des acteurs qui « vivaient bien, » et une autre liste de « ceux qui vivaient mal. » La veuve de Molière y est, mais sur la seconde : elle y tiendrait même le premier rang, s’il n’était occupé par Baron, « le satyre des jolies femmes, » comme l’appelle M. de Trallage. Elle eut donc des torts; mais on peut dire aussi que dans cette maison facile où Madeleine Béjart continuait de gouverner la dépense et de régler l’ordinaire, sous ce toit où Mlle de Brie habitait, dont l’humeur accommodante et l’affection banale, mais toujours fidèle, étaient depuis tantôt vingt ans en possession de consoler le maître du logis, dans ce ménage enfin où le mari, s’il apportait la gloire, — une gloire à cette date encore vivement disputée, ne l’oublions pas, — apportait aussi ses quarante ans sonnés, les préoccupations irritantes et les impatiences nerveuses de son triple métier d’acteur, de directeur d’une troupe difficile à conduire, et d’auteur, il n’est pas étonnant qu’une femme jeune, aimable, coquette, mais de petit jugement, si l’on veut, et d’humeur indépendante, ait mal supporté des froissemens d’amour-propre et les exigences d’une affection plus passionnée que raisonnée peut-être, plus ardente que tendre, et, pour tout dire, mêlée d’un peu de ce mépris de l’homme pour la femme qui l’attire et qui le possède malgré lui. Ce n’est pas une raison d’être un bon mari parce que l’on est un grand homme : l’exemple en est même assez rare. Et puis il faut tenir quelque compte aussi d’une malheureuse disposition de Molière qui n’avait pas échappé à la perspicacité de ses ennemis : « La jalousie, remarquait de Visé en 1663, est tout ce qui fait agir ses héros depuis le commencement jusqu’à la fin de ses pièces sérieuses aussi bien que de ses comiques. » En tout cas, et de quelque côté que soit la faute, Molière a souffert et souffert profondément de ce mariage : Armande, inconsciemment ou de propos délibéré, n’en a pas moins été, dix ans durant, l’instrument de son supplice, et dans un corps épuisé nous ne saurions douter que les ravages du désespoir et de la jalousie aient abrégé la vie de Molière. Ne le plaignons pas trop cependant : qui sait si « la prude Arsinoé, » qui sait si « la sincère Éliante » elle-même eussent mieux été son affaire, et si, plus heureux dans un ménage plus calme, il eût enfoncé dans certains caractères aussi avant qu’il l’a fait. Combien de Térence à qui peut-être il n’a manqué pour devenir un Plante que d’avoir tourné la meule? et combien de Regnard, qui viennent si loin derrière Molière, en eussent approché de plus près si la vie avait eu pour eux tout ce qu’elle a eu pour le maître de déboires humilians, d’épreuves difficiles, de désillusions amères et de souffrances mortelles?