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nourrir par les squatters pendant tout le temps qu’ils ne sont pas employés par eux. Certains même vont plus loin, et, transformant cette pratique en une manière de grève originale, refusent le travail qui leur est offert à celui-là même qui les héberge, sous prétexte que les conditions ne sont pas acceptables, et vont chercher ailleurs leur idéal de salaires qu’ils ne courent aucun risque à placer aussi haut que possible et à ne voir jamais réalisé. Et les frais de cette hospitalité ne sont pas minces ; elle revenait à 300 livres par an (7,500 francs) à un squatter de la connaissance de M. Trollope, et dans Victoria on lui parla d’une station où ces frais annuels se montaient à 1,000 livres (25,000 francs). M. Trollope s’indigne contre cette coutume ; mais, à tout prendre, c’est là un de ces abus par lesquels le peuple de tous les pays s’entend si bien à consacrer les grandes situations et à se donner les maîtres dont il a toujours besoin. Rien ne dit mieux que cette coutume quelle est la prédominance sociale des squatters et à quel point il y a dans leur situation les germes d’une véritable aristocratie. C’est un de ces faits petits en apparence contre lesquels toutes les théories sont à court de logique, il n’y a pas de démocratie qui tienne, où est l’égalité entre celui qui use d’une hospitalité de cet ordre et celui qui l’accorde ?

Résumons les traits successivement décrits dans cette rapide esquisse, et voyons s’ils ne nous conduisent pas tous sans désaccord à la même conclusion. Sans posséder la terre australienne, les squatters l’occupent en maîtres, et de manière à tenir en échec les élémens qui chercheraient à la leur disputer, et au besoin à les évincer, comme cela est arrivé déjà, notamment dans Queensland et Victoria. Leur métier est lucratif et peut avec une somme moyenne de prudence conduire aisément à l’opulence, mais il n’est pas accessible à tous, et il faut être déjà relativement riche pour l’entreprendre ; le squatter ne peut partir de rien ou de trop peu. Leurs maisons sont hospitalières comme le sont seulement en tout pays les demeures des hommes séculairement investis de l’influence et du pouvoir, et les coutumes qui leur font une loi de cette hospitalité consacrent ainsi une situation exceptionnelle. La nature combat pour eux et appuie leurs prétentions contre leurs rivaux ; quels que soient les développemens de l’agriculture en Australie, elle n’y sera jamais qu’un intérêt secondaire ; les squatters au contraire s’appuient sur l’élément permanent, immuable, incommutable, voulu par les puissances de la matière dans cette région, l’élément pastoral. Terre pastorale a été l’Australie, terre pastorale elle est, et terre pastorale elle restera, quel que soit le nombre de lots que l’on découpe çà et là pour la charrue et la bêche dans ses espaces sans fin ; nous voyons qu’à la fin de 1874, dans la seule Nouvelle-Galles du sud l’étendue de terres louées pour le pâturage s’élevait à 183, 107,200 acres,