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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/65

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contre une société qui a des lois et qui punit les malfaiteurs. Son intelligence le rendait redoutable ; il avait de la finesse, beaucoup d’entregent, de la taille, de la force, une certaine beauté brune qui n’était pas sans charme, de la faconde, et cette bonhomie railleuse qui désagrège les scrupules les plus solides. Les scrupules d’Augustin Ranvier n’étaient point de telle trempe qu’il ne pût les ébrécher sans peine, car il ne fut pas long à s’emparer du directeur et à en devenir l’inséparable compagnon. Il lui faisait ses écritures et avait promesse d’être bientôt nommé premier greffier. Il continuait d’habiter la prison, mais il n’y était plus enfermé ; il avait quitté le costume des détenus, avait repris ses vêtemens bourgeois et ne se montrait qu’armé d’un revolver qu’il aimait à mettre sous le nez de ses interlocuteurs. En réalité, pendant toute la commune ce fut lui qui fut le seul et véritable directeur de Sainte-Pélagie. Il commandait aux surveillans, donnait des ordres aux greffiers, décachetait la correspondance officielle, changeait les fournisseurs habituels de la prison, afin d’obtenir des pots-de-vin qu’il partageait fraternellement avec Ranvier, et accompagnait celui-ci dans tous les cabarets du voisinage. Le soir, on se réunissait dans le salon du directeur avec quelques amis et quelques personnes de bon vouloir dont les mœurs ne paraissent pas avoir été trop sévères.

Benn, Clément, Préau de Védel et Ranvier formaient un quatuor qui buvait et se divertissait à l’unisson ; grâce aux surveillans, la discipline de la prison, pleine de gens incarcérés pour crimes ou délits de droit commun, n’avait pas trop à souffrir ; seulement, si la cantine manqua quelquefois de vin, c’est que la direction en avait épuisé l’approvisionnement. On avait suspendu tout travail dans les ateliers, sous prétexte que le travail des détenus nuit à l’industrie privée ; les prisonniers, mourant d’ennui, bâillaient dans les chauffoirs, se groupaient dans les préaux et regrettaient le temps où leur facile besogne leur permettait de gagner quelques sous. Tout se sait, même dans les geôles. Les détenus finirent par apprendre ce qui se passait chez le directeur ; un jour que Préau de Védel traversait une cour, il fut sifflé, on lui lança quelques dures plaisanteries qui lui rappelèrent qu’il avait de nombreux camarades parmi ceux que la justice avait frappés ; il se le tint pour dit et préféra la société de ses nouveaux amis à celle de ses anciens compagnons de chambrée. Il avait sans trop de difficulté persuadé à Augustin Ranvier qu’en qualité de directeur de Sainte-Pélagie il avait le droit et le devoir de surveiller les rues voisines, de faire des perquisitions et même des arrestations ; c’était affirmer du même coup sa propre autorité et celle de la commune. Puisqu’il était directeur de prison, il avait, par ce fait même, pouvoir de