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tout l’intéresse, le spirituel comme le temporel. Il confisque les biens des mosquées, il ordonne de réciter dans tous les temples des prières pour le tsar, et il a mis l’exarque de l’église bulgare, qui réside à Constantinople, en demeure de venir exercer sa charge à Tirnova, sous peine d’être destitué et remplacé. Désespérant de convertir les musulmans, le prince a commencé par les exclure de l’armée nationale et de toute fonction civile. Il s’occupe aujourd’hui de les bannir ou de les déposséder par une nouvelle répartition des biens-fonds, et il réserve le même sort aux riches propriétaires chrétiens qui étaient dévoués aux Turcs et qui remplissaient l’office de maires dans les villages. C’est ainsi que le nouveau gouverneur-général prépare en Bulgarie une vaste révolution économique et sociale, en transformant les fermiers en propriétaires. et les propriétaires en gens ruinés, mais heureux, attendu qu’ils ont parole d’être dédommagés, si Dieu les aide, avant cinquante années révolues. Le prince Tcherkassky, la Pologne le sait, a étudié tout particulièrement l’influence qu’exercent les mesures agraires sur les affaires humaines; il sait aussi tout le parti qu’on peut tirer d’un terrorisme habilement employé pour faciliter le déplacement de la propriété. On lisait l’autre jour dans le Journal russe de Saint-Pétersbourg : — « Il n’y a pas lieu de regretter que la population musulmane de la Bulgarie fuie et quitte le pays pour la civilisation duquel elle n’a rien fait durant des siècles. Bien loin de les retenir, il faut favoriser cette émigration des musulmans, qui facilite considérablement la tâche de l’organisation agraire des Bulgares. »

A vrai dire, les mesures prises ou préparées par le prince Tcherkassky outre-passent les droits attribués aux conquérans par le projet qui a été discuté à Bruxelles. L’article 50 de la deuxième section portait que « les convictions religieuses, l’honneur, la vie et la propriété de la population pacifique doivent être respectés par l’armée ennemie. » Peut-être le prince a-t-il jugé que cet article n’était pas conforme à l’esprit général du projet, que c’était une inconséquence, une dérogation au grand principe en vertu duquel le fait de l’occupation substitue l’état envahisseur à tous les droits de l’état envahi. Le gouverneur-général de la Bulgarie est l’homme des méthodes précises et rigoureuses, il aime à trancher dans le vif, il estime que la logique est la première des vertus de l’esprit. Il entend faire une application énergique et radicale du nouveau droit des gens, et il ne craint pas que son radicalisme déplaise en haut lieu. On lui a donné pour instruction « de combler de biens les chrétiens de Bulgarie; » il leur fait part du bien des musulmans et il les enrichit, sans qu’il lui en coûte rien. La dette de gratitude qu’ils auront contractée envers leur bienfaiteur sera immense; comment la paieront-ils? Ces insolvables ne pourront s’acquitter qu’en se donnant à la Russie corps et âme.

Pendant que l’envahisseur taille, coupe, rogne dans le vilayet du Danube,