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mentionner ce bruit, sans y attacher une grande valeur, car nous pensons que la nature profondément mauvaise de Raoul Rigault suffit à expliquer le crime dont il a revendiqué l’accomplissement, et auquel il est venu présider lui-même. Chaudey n’ignorait pas que les troupes françaises avaient enfin pu pénétrer dans Paris, et il devait penser que sa délivrance était prochaine. De plus, comme on a une invincible tendance à prêter aux autres les sentimens dont on est soi-même animé, il lui était impossible d’imaginer qu’il courût d’autre danger qu’une prolongation de captivité dans le cas fort douteux où les bandes de la fédération auraient réussi à repousser l’armée. Il devait donc être en repos sur son sort et n’avait que cette inquiétude poignante qui oppressa tous les honnêtes gens pendant la durée de cette longue bataille. Le 23 mai était pour Gustave Chaudey un double anniversaire heureux qui lui rappelait son mariage et la naissance de son fils. Ce jour-là, Mme Chaudey, traversant avec courage les rues hérissées de barricades et pleines de combattans, était venue voir son mari, et, malgré ses instances, n’avait pu obtenir d’Augustin Ranvier l’autorisation de dîner avec lui. Chaudey descendit au greffe, essaya d’arracher au directeur la permission demandée et n’y parvint pas. Mme Chaudey dut s’éloigner, elle quitta son mari en lui disant : « À demain. »

La journée avait été assez calme ; la prison cependant avait reçu trois nouveaux hôtes. Des fédérés avaient envahi l’église Saint-Médard, et, à défaut d’adversaires en armes qu’ils n’y cherchaient pas, ils y découvrirent deux vicaires et un bedeau qu’ils s’empressèrent d’arrêter. MM. Asselin de Villequier, Picou et Platuel furent amenés à Sainte-Pélagie, non sans avoir été injuriés pendant leur trajet par les gardes qui les escortaient et par les combattans qu’ils rencontrèrent ; ils furent écroués sans motifs, par ordre du chef de la treizième légion, qui était Sérizier, lequel n’aimait pas les prêtres, ainsi qu’il tint à le prouver par le meurtre des dominicains d’Arcueil. Le soir était venu ; tout était tranquille dans la maison. Augustin Ranvier, assez souffrant à la suite d’un des « balthazars » dont il avait l’habitude, était couché : auprès de son lit, Préau de Védel, Gentil, Benn, Clément, Jollivet, officier du XIIIe arrondissement, qui avait amené les prêtres de Saint-Médard, étaient assis, fumant ou jouant aux cartes. Vers onze heures du soir, un surveillant nommé Berthier entra tout effaré dans l’appartement et dit que Raoul Rigault était au greffe, où il demandait tout de suite le directeur. Augustin Ranvier, Préau de Védel, Benn, Clément et Gentil se hâtèrent de descendre et trouvèrent en effet Raoul Rigault, vêtu en chef de bataillon, accompagné d’un commissaire de police dont on ignore le nom, et de son secrétaire particulier appelé Slom.