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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/749

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pas obligé d’en venir à cette extrémité. Lorsque les opinions ont été exposées et que l’une semble avoir la faveur de l’assemblée, le staroste dit aux assistans : «Orthodoxes, en décidez-vous ainsi? » L’assistance répond par des cris d’approbation; en certains pays, l’on se découvre, l’on fait le signe de la croix, et la motion ainsi adoptée est acceptée de tous.

Cette coutume de prendre toutes les décisions à l’unanimité ne pourra probablement longtemps se maintenir devant l’invasion des idées et des usages de l’Occident. En attendant c’est un des traits les plus originaux, et l’un des moins remarqués ou des moins bien compris du mir russe. Aux yeux de certains slavophiles, c’est une tradition slave, qui se retrouve chez la plupart des peuples slavons. Cette primitive coutume semble expliquer des usages pour nous souvent inintelligibles et en particulier le célèbre et fatal liberum veto des diètes polonaises. La république de Pologne ou mieux la noblesse polonaise, qui était tout le pays légal, pourrait à ce point de vue être considérée comme un mir d’hommes libres et égaux, où, de même que dans la commune russe, rien ne pouvait se faire que du consentement et de l’aveu de tous[1]. Dans les villages russes, ce système patriarcal tempérait utilement le pouvoir de la commune sur ses membres. Pour ces petites démocraties presque souveraines dans leurs étroites limites, c’était un frein contre l’arbitraire du plus grand nombre, et une garantie pour la liberté de l’individu.

La loi écrite, qui admet dans les assemblées communales le vote à la simple majorité, exige pour les décisions les plus graves les deux tiers des voix. C’est là une sage concession à la coutume et une protection contre les mesures précipitées et les entraînemens de la foule. Il faut ainsi les deux tiers des voix des ayans droit pour le partage périodique des terres, et à plus forte raison pour l’abrogation de la propriété collective et la distribution définitive du domaine communal entre les individus ou les familles. Il faut les deux tiers des voix pour la fixation des taxes locales et l’emploi des fonds du mir, il faut enfin la même majorité pour l’exclusion des paysans vicieux. Dans les assemblées de volost, qui sont de vrais conseils électifs et dont les votes n’ont pas la même importance pour la vie privée du paysan, toutes les questions peuvent être tranchées à la simple majorité. La loi permet aujourd’hui en certains cas d’en appeler de la décision des assemblées de village, mais en dehors des sentences de bannissement, cet appel ne doit

  1. Voyez à ce sujet Gerebetsof, Histoire de la civilisation en Russie. On trouve encore aujourd’hui des traces de semblables traditions chez des peuples non slaves, en Angleterre par exemple, dans l’unanimité exigée du jury pour une condamnation.