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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/758

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le droit personnel n’a jamais été juridiquement déterminé, l’individu a toujours été absorbé par la famille, par la commune, plus tard par l’état et par l’église, de sorte que l’histoire russe est l’histoire du développement de l’autorité comme l’histoire de l’Occident est l’histoire du développement de la liberté[1].

C’est là contre la commune russe, contre la propriété collective qui en est le principe, un sérieux grief, mais ce grief a plus de valeur contre le passé que contre le présent ou l’avenir. Depuis l’émancipation l’individualisme, avec ses qualités et ses défauts, a franchi la porte de l’izba du moujik, il est en train de dissoudre l’ancienne famille patriarcale et commence à menacer la propriété commune. Les inconvéniens du mir n’en doivent pas du reste faire perdre de vue les services. Dans le passé, s’il a énervé l’initiative personnelle du moujik, le mir a donné à la classe des paysans une remarquable consistance et lui a permis de supporter sans en être écrasée trois siècles de servage. Dans le présent, au point de vue même des libertés modernes, la commune a donné au paysan deux habitudes, deux aptitudes, sans lesquelles toute liberté est stérile, l’habitude de traiter lui-même ses propres affaires, l’habitude de l’association. À ce double titre, le mir n’est pas pour le peuple russe un vain apprentissage : s’il ne porte pas en lui-même le germe de la liberté politique, il peut préparer à en goûter les fruits.

Un des grands problèmes de la Russie contemporaine c’est d’adapter son ancienne organisation communale aux mœurs modernes et aux nouveaux besoins de la civilisation. Tant que subsistera la propriété collective, la commune russe est sûre de vivre dans ses traits essentiels; le jour où la communauté des terres serait abrogée, tout le régime communal risquerait fort de tomber avec elle, pour faire place à des institutions d’emprunt, sans sève ni racines. Quel que soit l’avenir réservé au mir du moujik, le gouvernement et l’opinion n’y sauraient toucher sans précautions et sans crainte. Il est de vieilles maisons qu’il n’est point facile de restaurer à neuf ou d’accommoder aux habitudes modernes sans les défigurer, les dénaturer, leur enlever tout caractère : le mir moscovite est du nombre.


ANATOLE LEROY-BEAULIEU.

  1. Herzen, Idées révolutionnaires en Russie, appendice.