Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/839

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
833
VOYAGE DANS LE PAYS BASQUE.

l’affreux sentier hérissé de quartiers de rocs et coupé de crevasses qui rampe sur les rugosités de la crête, m’était totalement inconnue; la lune manquait au ciel, et le scintillement des étoiles très nombreuses ne suffisait pas à dissiper l’obscurité. Malgré tout, j’avançais rapidement grâce à la perspicacité instinctive que donne l’habitude des montagnes; déjà les trois quarts d’heure fixés par la vieille étaient depuis longtemps écoulés, et je n’apercevais aucune trace d’habitation; la mer, que je sentais voisine, mais que je ne pouvais voir, battait la grève avec un bruit sourd et cadencé, qui montait comme la respiration lente de la nuit. Enfin un groupe de lumières m’apparut au loin; c’était Zumaya : bientôt après le sentier finissait avec la montagne, et je me trouvai sur une vaste plage sablonneuse : je m’y engageais sans défiance dans la direction des lumières, quand je m’entendis héler, et deux hommes s’approchèrent de moi. « Hombre, où diable allez-vous donc par là? me dit l’un d’eux que je n’eus pas de peine à reconnaître pour un carabinero ainsi que celui qui l’accompagnait. Avez-vous donc envie de vous jeter à l’eau? » Je lui racontai mon histoire, comment j’avais été reçu à Guetaria et le conseil que m’avait donné la vieille. « Carlistona ! enragée carliste! reprit le brave homme, elle a failli vous jouer un vilain tour. Comment ne pas vous dire qu’avant la ville vous rencontreriez l’embouchure fort large de l’Urola, qu’il n’y a pas de pont ni de gué à plus de trois lieues de distance et qu’à cette heure le passeur est couché et ne fait plus le service? Enfin, ils ont tant souffert là-bas, vous savez... il ne faut pas trop leur en vouloir ; mais vous avez faim sans doute, nous n’avons pas de vivres ici, et je ne connais dans les environs qu’une pauvre cabane de paysans où vous risquez fort de ne rien trouver non plus. Essayons pourtant; le moment n’est pas encore venu où les contrebandiers peuvent tenter un coup, nous allons vous conduire. » Au bout de vingt minutes d’une marche assez difficile qui de plus en plus nous éloignait de la côte, nous frappâmes à une porte. Une grande et belle fille de dix-huit ans vint ouvrir. L’habitation se composait d’une immense salle carrée; adroite et à demi-distance du toit surplombait un vaste appentis de bois, noir et enfumé, où l’on grimpait par une échelle à barreaux plats; c’est là évidemment que couchait la famille ; des fourrages et des instrumens d’agriculture gisaient en dessous. A gauche, séparés à peine par une barrière à hauteur d’homme, étaient parquées toutes les bêtes de la ferme, les vaches, les mules, les moutons qu’on entendait s’agiter derrière la cloison, et ce voisinage, l’haleine chaude de tant d’animaux entassés, rendait l’atmosphère de la pièce presque insupportable. L’intervalle entre l’appentis et l’écurie servait tout à la fois de cuisine