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traversée de l’Océan-Pacifique ; El Cano lui-même, à qui revenait après Loaïsa le commandement en chef, ne lui survécut que de quelques jours. Le gouvernement de Charles-Quint, toujours obéré, se montra peu reconnaissant envers la famille du vaillant marin ; sept ans après la mort d’El Cano, sa vieille mère réclamait encore l’arriéré de sa solde et de sa pension, et cette somme ne fut jamais payée. Cependant une pierre funéraire avait été placée dans l’église de Guetaria à sa mémoire ; en 1800, on lui éleva une statue de marbre près de l’endroit qu’occupait jadis la maison où il était né. Cette statue fut brisée par les boulets carlistes lors de la première guerre civile ; une autre en bronze l’a remplacée, elle se voit sur le port. Le grand navigateur porte l’élégant costume du XVIe siècle : culottes bouffantes, justaucorps à crevés et toque à plumes ; un bras tendu vers la haute mer, il semble indiquer à ses compagnons la route où les guidera son génie ; à sa gauche est une ancre, et de l’autre côté, sur un socle auquel il s’appuie, son écusson et sa noble devise ; mais, hélas! le port lui-même, d’où sortaient autrefois pour la grande pêche des flottilles entières, le port languit dans le plus lugubre abandon, quelques débris d’embarcations pourrissent près du môle à demi écroulé, et la citadelle qu’on aperçoit au-delà ne veille plus que sur un désert.

Pendant que je m’abandonnais à cette tristesse des choses, le crépuscule était descendu peu à peu ; c’était l’heure ou jamais de s’inquiéter d’un gîte et d’un souper. Je frappai d’abord à une grande maison qu’on m’avait désignée comme la posada, puis à une seconde et à une autre encore ; partout la même réponse : « Nada, nous n’avons rien, adressez-vous ailleurs. » J’eus beau déclarer que je me contenterais de peu, ces malheureux, comme hébétés, semblaient ne pas m’entendre. En dernier lieu, j’entrai au hasard dans une salle basse ; une vieille femme, vêtue de noir, était accroupie sur sa chaise, seule et sans lumière ; elle releva brusquement la tête, et quand j’eus fait ma demande : « Pourquoi venir ici? me dit-elle d’un ton farouche et trouvant avec peine les mots espagnols ; il n’y a rien à manger ici ; la guerre, les contributions, les soldats à loger, on nous a tout pris, nous sommes ruinés… — Mais où voulez-vous donc que j’aille, ma bonne femme ? m’écriai-je; j’ai faim et je suis fatigué. — Où ? je ne sais pas… à Zumaya. C’est cela, à Zumaya… il y va des étrangers… La distance ?.. Trois quarts d’heure au plus par la montagne. Vous verrez… Allez, allez. » Cela dit, elle reprit son attitude méditative et s’enferma dans un silence absolu. Que faire en cette occurrence ? Quoique l’heure fût déjà avancée, peut-être le conseil avait-il du bon et trouverais-je à Zumaya un accueil plus hospitalier. La route, si l’on peut donner ce nom à