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Page:Revue des Deux Mondes - 1877 - tome 22.djvu/854

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besoins d’une civilisation naissante, par exemple pour fixer le calendrier, le droit d’héritage, les bornes des propriétés, la manière de résoudre les différends publics ou privés. De là une certaine puissance politique consacrée par la constitution de quelques états où ils siègent au sénat et prennent part à l’élection du vergobret[1] ou magistrat suprême. L’ambition de l’ordre grandit naturellement avec son extension, mais tout nous montre qu’elle ne fut jamais satisfaite.

Du reste leur religion, sombre, cruelle, pourtant poétique et rêveuse, a quelque chose de prodigieusement antique, et si leur organisation, leur nombre, leurs prétentions restent un phénomène surprenant qui n’a guère d’analogues dans les états parallèles de civilisation chez les autres peuples, ce serait pécher contre toutes les vraisemblances que de leur attribuer, sur la foi d’anciens auteurs qui ne les connaissaient que par ouï-dire, une théologie philosophique et raffinée. Le peu qu’on croit avoir retrouvé de leur médecine dans les formules de Marcellus de Bordeaux ne dénote que la plus grossière superstition.

Le premier coupable de cette erreur historique est certainement Jules César. Il est facile de voir en lisant ses Commentaires qu’il s’est donné très peu de peine pour démêler le sens réel de la religion druidique. Il s’est contenté d’assimiler avec une justesse douteuse les divinités gauloises à quelques dieux ou déesses du panthéon gréco-romain, il a relevé quelques rites saillans, quelques coutumes qui lui paraissaient originales ou barbares ; puis il nous a tracé de l’ordre et de l’organisation des druides un tableau qu’on serait tenté, le reste de son livre à la main, de prendre pour une œuvre de pure fantaisie. Rien qui ressemble moins à ce qui aurait dû être, si sa description eût été fidèle, que ce qui fut d’après son propre récit. Quand on sait, par exemple, avec quelle énergie Vercingétorix souleva la Gaule presque entière de la Manche aux Pyrénées, pour en coaliser toutes les forces dans l’intérêt de l’indépendance commune; quand on le voit calculer son plan de campagne avec une connaissance minutieuse du fort et du faible de ses compatriotes, utiliser les ambitions des uns, les souvenirs des autres, obtenir des régions où la guerre va sévir les sacrifices les plus coûteux, s’appuyer surtout sur les sentimens de la solidarité, de l’unité gauloise, — comment s’imaginer un instant que, s’il avait eu à sa disposition un clergé national organisé, puissant, partout craint, partout révéré, suprême dispensateur de la justice et ramifié hiérarchiquement d’un bout à l’autre du pays, il eût négligé une pareille

  1. Le nom de vergobret a donné lieu à bien des interprétations. Pourquoi ne pas le traduire simplement par le juge rouge, d’après les deux mots dont il se compose? Cette appellation pourrait provenir soit de la couleur de ses vêtemens de cérémonie, soit de son droit de vie et de mort, peut-être des deux circonstances à la fois.