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le mot monsieur à celui de citoyen….. Dans l’ancienne Grèce, les habitans d’une de ses villes s’étaient livrés à une incontinence extrême. Un décret, qui n’était qu’une satire sanglante, leur permit de s’enivrer. Qu’il soit de même permis à tous ceux qui ne se sentent pas dignes de porter le nom de citoyen de s’en attribuer un autre... Que ceux qui veulent monsieuriser rentrent, dans les coteries qui admettent ce langage, mais ces messieurs doivent renoncer à être employés par la république... » Pourquoi faut-il trouver au bas de ce ridicule factum le nom si dignement respecté de Carnot? — On enjoignit également aux envoyés de France de n’accepter jamais d’autre qualification que celle de citoyen.

Heureusement les généraux faisaient les affaires de la France pendant que le directoire défendait de monsieuriser Bonaparte et Moreau repoussaient les impériaux en Italie et en Allemagne. Les généraux négociaient, ils signaient des traités que Delacroix n’avait qu’à classer dans ses cartons. D’ailleurs il semble que le directoire, continuant les traditions du comité de salut public, se défiait de son ministre et préférait agir directement. Rewbel, qui avait jadis étudié à l’université de Strasbourg, célèbre pour le droit des gens, et se croyait des aptitudes particulières pour la diplomatie, dirigeait de haut les négociations.

Delacroix s’usait peu à peu, en même temps que grandissait la situation de l’homme éminent qui allait diriger la politique extérieure de notre pays pendant la première partie, la plus brillante de la période napoléonienne. Depuis longtemps la réputation de Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord était faite. Dès 1789, on avait pensé à l’évêque d’Autun, et si la constituante n’avait déclaré incompatibles les fonctions de ministre et celles de député, Mirabeau, devenu premier ministre, l’aurait probablement donné comme successeur à celui qu’il appelait irrévérencieusement alors « l’animalcule Montmorin. » Agent secret incomparable, Talleyrand fut employé successivement, et parfois en même temps, par le roi, par Égalité, par Danton. Il puisait dans toutes les bourses, et tout lui réussissait : on pouvait déjà dire de lui, comme plus tard le disait Napoléon, qu’il était toujours en état de trahison, mais de complicité avec la fortune. En l’an v, il devient à Paris l’homme à la mode : appuyé par les femmes, Mme de Staël entre autres, ami de Barras, il fut porté au pouvoir par un accord unanime. Tout le monde était subjugué, à l’exception du président du directoire, prœter atrocem animum Catonis! « Il a vendu son ordre, disait Carnot, son roi et son Dieu, il vendra le directoire tout entier. » — Carnot dut pourtant signer la nomination de Talleyrand, qui prit le portefeuille des mains de Delacroix, le 30 messidor an V (18 juillet 1797).