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longe le torrent de droite. Je laissai défiler la troupe au complet ; après quoi, d’un pied montagnard, je regagnai le sentier en bordure pour reprendre la queue du cortège. Nous quittions ici la région en quelque sorte historique de la montagne, nous sortions de la zone vivante et régulièrement cultivée qu’une voie à demi carrossable relie à la plaine pour entamer, par des routes abruptes et « muletières, » l’escalade des parties rocheuses. Il était six heures du matin, et nous avions bien encore, au pas dont nous cheminions, pour près de trois heures de marche. L’un des pâtres s’était tout à coup mis à chanter : un chant sans paroles, une enfilade pure de vocalises saccadées, qui se mariaient étrangement à la gamme soutenue des clochettes. Comme à un signal attendu, d’autres chanteurs répondirent d’en bas à ce ioulement : c’étaient les myriades de grenouilles du marécage que les premiers frôlemens du soleil venaient de réveiller sous leurs grandes herbes verdâtres. En un clin d’œil, les airs s’emplirent d’un éclatant tulli de coassemens qui couvrait, à cette hauteur même, jusqu’à la voix du torrent. Les grenouilles du Valais sont bien les plus insolentes du monde. Qui n’a pas vu s’ébattre dans ses gigantesques cités de roseaux ce peuple innombrable de batraciens ne peut se faire une idée de leur turbulence et de leur audace. À certains momens de l’année, alors que le sol est presque partout inondé, la vallée entière leur appartient, et les fossés qui bordent les routes ne sont pour eux que des avant-postes commodes d’où ils s’élancent, les soirs d’orage, à la conquête de tout le pays. Avec leur attitude provocante, leurs yeux cerclés d’or, leur bouche largement fendue, leurs pattes qui figurent des membres humains, leurs cris tour à tour graves et stridens, entrecoupés d’éclats de rire moqueurs, on les prendrait pour les génies mêmes de l’inextricable palus valaisan, pour la descendance métamorphosée de ces « petits hommes » des légendes alpestres, de ces nains dont parlent les Hortsagen, qui, chassés de leur sourcilleux empire de rochers, auraient émigré en masse dans le monde inférieur des eaux.


IV.

L’étroite rampe où la caravane venait de s’engager suivait donc les rives nues et pierreuses du torrent, dont le cours se perdait plus haut dans de sombres bauges de verdure. Les eaux, grossies par la fonte des neiges, mugissaient effroyablement : des troncs entiers y flottaient, achevant de s’écorcer aux aspérités de la gorge ; non loin de là, on apercevait une énorme section d’aqueduc, car les Valaisans, soit dit en passant, ne méritent pas le reproche d’inactivité et d’incurie qu’on leur a fait trop volontiers. Si, au point de vue de