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de près de 2 kilomètres en tous sens, un éblouissant tapis de verdure agrémenté d’une dizaine de huttes noires aux formes les plus étranges. Non, jamais chercheurs d’eldorado n’éprouvèrent en atterrissant aux plages convoitées plus de joie que je n’en ressentis à l’aspect de cette merveilleuse solitude. Certes les vaches, mes compagnes, attardées là-bas sur la vire, avaient le droit de faire de beaux rêves. La nature leur avait préparé dans ce repli de la grande montagne une table d’une somptuosité sans pareille. À l’herbe courte et fine se mélangeaient des myriades de plantes aux sucs savoureux, de fleurs d’une délicatesse extraordinaire, chrysanthèmes, alchimilles, poas, benoîtes dorées, mille-feuilles, agrostides, — je ne saurais les dénommer toutes, — dont les vertus lactifiques devaient enfler chaque jour davantage les mamelles du troupeau relégué dans ce doux exil. Les abreuvoirs aux claires ondes ne manquaient pas non plus, car de nouveau, sur cet alpage mollement ondulé, le torrent furieux qui m’avait joué un si vilain tour s’éparpillait en ruisselets tranquilles et jaseurs. Le silence solennel du lieu n’était troublé encore que par le bruissement musical de l’air, où le fœhn de mai avait réveillé tout un peuple étourdi d’insectes et de bestioles aux élytres retentissans.

La majesté imposante du cadre avivait encore l’impression d’âcre volupté que l’on ressentait en foulant ces prés parfumés. De trois côtés la perspective était close par une ligne sombre de crêtes boisées dont le front portait encore de place en place une légère saupoudrure de neige. Le piton terminal de la montagne n’était pas visible du pâtis ; mais en suivant de l’œil par en haut les lointains méandres du torrent, on devinait, à une échancrure creusée entre deux massifs, dans quelle direction devait serpenter la rampe extrême d’ascension. Vers la vallée, la fermeture de l’horizon n’était pas moins hermétique ; des croupes successives que j’avais franchies il ne restait plus que le souvenir ; les fières cimes situées à l’opposite de la plaine avaient de même aux trois quarts disparu dans cet effacement incompréhensible de l’espace ; il me semblait que la montagne où je me trouvais n’offrait plus aucune suture avec le monde environnant ; jamais, en fait de solitude, je n’en avais imaginé de plus absolue, et jamais non plus je n’avais compris aussi bien le sens de l’antique chanson helvétique : Auf Alpen ist gut wohnen, — sur les Alpes qu’il fait bon vivre !

Un fracas subit de clochettes m’avertit que les vraies et légitimes maîtresses de céans faisaient enfin irruption sur leur domaine. Ce que le troupeau, à la vue du gîte et de la fraîche provende qui l’y attendait, poussa de beuglemens d’allégresse, exécuta de courses affolées, encornant l’air parfumé et innovant comme à l’envi en fait de cabrioles, c’est une description qu’il est inutile de me demander.